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LE MIRAGE

quement salua les spectateurs les deux mains tendues et disparut en courant. Le jazz attaqua un fox trot.

Un bruit de chaises remuées, un frottement de pieds sur le parquet ciré, et les toilettes claires des femmes se mêlèrent aux habits

— Jules, vous commanderez les vins et le menu : je vous laisse ce soin. On dit que vous excellez dans cela, dit une des jeunes filles en se levant à l’invitation de Gerval.

Fabien ne pouvait faire autrement que de demander à Lucille de lui accorder cette danse. Ce qu’elle fit.

Pendant qu’il dansait avec elle, une vision de jeune fille aux joues roses, aux lèvres charnues et rouges comme une belle cerise, s’implanta avec insistance en son imagination. Il se rappelait ses déclarations d’amour par une soirée chaude de juillet. N’avait-il pas ce soir-là, enchaîné par une quasi promesse bêtement arrachée, son existence qu’il voulait magnifique à celle de cette petite campagnarde.

Cette pensée l’agaça et cela parut aux contractions de ces traits.

— Vous avez l’air ennuyé ? lui demanda sa compagne.

— Du tout.

Il secoua la tête comme pour chasser cet inopportun souvenir.

— Il m’est venu une pensée désagréable. Je l’ai chassé et voilà comment l’on peut être maître de ses pensées.

La musique arrêta. Des battements de mains demandèrent le rappel. Le chef d’orchestre fit un signe et les musiciens reprirent les dernières mesures du morceau.

Jules Mercier n’avait pas démérité les compliments qu’on lui avait adressés. Un boulevardier parisien n’aurait pas mieux ordonné le repas. En homme pratique et terre à terre il était gourmet et gastronome. Dans les réunions où il allait, sa spécialité était précisément le choix des mets et des entremets. Les convives maintenant attablés, le verre de cocktail en main, saluèrent Fabien Picard après un petit discours qu’un de ses confrères présents se permit d’improviser.

Les verres se rapprochèrent par-delà la table, s’entrechoquèrent et l’on but au nouveau président de la faculté de droit et à ses succès futurs.

Plus que toute autre, cette manifestation flatta dans sa vanité le fils d’Ignace Picard. Il pouvait donc frayer avec les individus de n’importe quel milieu social et figurer sans trop rougir parmi la jeunesse dorée des écus de leur père. Et puis, cette vie nocturne de plaisirs et de bonne chère lui était inconnue et il aimait à se féliciter d’y être initié en de telles circonstances.

Les accords de l’orchestre au rythme endiablé laissait le groupe indifférent. Ils mangeaient et buvaient. Les vins se succédaient de qualité toujours meilleure. Qu’importait la note ? Le député payait et le député ne regardait pas à la dépense. Ses revenus passablement élevés lui permettait bien des largesses.

Fabien avait le vin triste. Au bout de quelque temps, il commença à sentir ses tempes se serrer comme sous l’emprise d’un étau, et un engourdissement de tout l’être le paralyser. Il s’accota la tête sur le dossier de sa chaise, alluma un cigare, et, lentement, en aspirait les bouffées qu’il renvoyait en l’air où elles dessinaient des capricieuses arabesques blanches.

De nouveau le souvenir de Suzanne s’empara de lui. Il s’empara de lui tout entier ou point qu’il cessa de suivre la conversation et que des jeunes filles présentes aucune ne l’intéressait plus. Pas même Lucille qu’il regardait en ce moment de ses yeux qu’un commencement d’ivresse rapetissait. Il lui parut qu’elle aussi avait le regard vague et que la rougeur colorait ses joues.

De communicatif qu’il commençait d’être tantôt, il était devenu subitement taciturne, absorbé en lui-même. La bonne chère, les vins, la danse lui étaient devenus indifférents. Le temps lui sembla long. Il s’embêtait tout à coup et avait hâte de regagner sa chambre et de se livrer tout entier au repos du sommeil.

Jules Mercier qui avait l’œil à tout et qui portait l’alcool comme une barrique de chêne s’apperçut de son état. Il fit venir le garçon et lui commanda une bouteille d’eau de selz que celui-ci apporta aussitôt.

Tiens, prends cela. Tu as l’air fatigué. Ça va te remettre.

Fabien ingurgita le contenu du verre. Pour se donner du mouvement il accomplit quelques tours de danse. Ses idées se parèrent d’une couleur plus claire.

Vers quatre heures la bande se disjoignit. Fabien voulut appeler un taxi.

— Vous allez revenir avec nous, dit Lucille et le chauffeur ira vous reconduire ensuite chez vous.

La nuit était fraîche.

Cette fraîcheur de l’air était douce à respirer après un séjour de quelques heures dans une atmosphère surchargée de parfum, de fumée de tabac et de mille senteurs diverses. Elle reposait comme une douche bienfaisante après un exercice violent.

Jules Mercier s’installa sur le siège d’avant avec le chauffeur, Lucille et Fabien prirent place à l’arrière.

Comme dans les romans à l’eau de rose, il y avait dans le ciel une lune ronde pâle et blanche. Plus prosaïques et plus réalistes, il y avait également, circulant par les rues endormies, les voitures des laitiers qui faisaient songer au jour prochain avec toutes les corvées qu’il renferme.

Il n’y a rien de triste comme un retour chez soi à l’heure des marchands de lait. La réaction du plaisir commence à se faire sentir.

Les nerfs tendus, le cerveau fatigué, les membres las, on a une conception autre que l’habitude des choses et de la vie. Les sensations perçues sont autres que d’ordinaire. Elles varient avec les tempéraments. Des êtres forts et froids comme marbre se laissent porter à la sentimentalité ; d’autres prennent le monde et ses habitants en dégoût, d’autres broient du noir…

Pour Fabien il était devenu sentimental, habituellement timide devant Lucille Mercier dont