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LE MIRAGE

— À cette heure que vous êtes rendu, amusez vous, fumez.

Hubert, sans se faire prier davantage, accepta l’invitation.

Il regretta sa soirée.

Suzanne ne lui accorda pas plus d’attention que s’il n’avait pas été là. À la dérobée, il l’examina et crut remarquer qu’elle était distraite, rêveuse. Sa pensée était ailleurs. Où ? Il ne le savait que trop. Elle accompagnait, l’autre ; elle le suivait à Montréal. N’avait-il pas vu, lui aussi, dans le journal, le résultat des élections universitaires, et aperçu dans le coin de l’actualité le portrait de Fabien Picard. Comme un ver s’attaque au cœur d’un fruit, la jalousie s’implantait en lui, et cruellement d’une morsure lente et tenace lui rongeait son propre cœur.

En retournant chez lui par une nuit de noirceur qu’aucune étoile ne trouait, une sensation de vide l’oppressa et dans un fond insoupçonné de son âme, un mécontentement sourd de lui-même, des autres, de la vie grondait.

La solitude de sa maison, malgré les livres qui par des soirs pareils lui tenaient compagnie, lui apparut intolérable et lourde.

Il finit par se ressaisir, par secouer la mélancolie qui l’envahissait. Il songea, pour reporter ailleurs le fil de ses pensées, au travail absorbant et aux perspectives de succès dans l’exploitation de sa ferme, qui, chaque jour, lui souriaient davantage.

N’aspirait-il pas à la Médaille d’Or Agricole ?

Quand il commença de reconnaître les endroits familiers là où sa vie s’écoulait et qu’il aimait d’une âme mystérieuse l’âme des bêtes et des choses au milieu desquels il se mouvait et vivait, les idées noires, comme des papillons surpris, s’envolèrent loin… bien loin.


XI


En rentrant chaque midi pour le diner, Fabien Picard, anxieusement, alla voir sur le meuble où d’habitude la maîtresse de pension déposait le courrier, s’il n’y avait pas de lettres à son adresse.

Il y en avait bien quelques-unes chaque jour, mais pas celle qu’il attendait : des félicitations de confrères de classes dispersés à Québec ou ailleurs, qui avaient vu dans les journaux ses succès récents ou des lettres de jeunes filles qui profitaient de l’occasion pour se rappeler à son souvenir.

Le jeudi, il reconnut enfin le sceau postal de Saint-Chose. Il en reconnut également l’écriture régulière et fine. En tout autre occasion il en aurait éprouvé un grand plaisir. Aujourd’hui le billet le plus agréable à recevoir, était un billet de banque.

« Pourvu que la lettre arrive demain ! » soupira-t-il.

Ses finances s’épuisaient.

Serait-il forcé d’emprunter ? Cette perspective le rendait nerveux, lui gâtait chacune de ses heures. Elle les empoisonnait. C’était payer bien cher l’invitation de Lucille Messier que d’accomplir, pour y satisfaire, une démarche humiliante.

Tout le jour, il fut distrait. Une fois l’idée lui vint de décliner l’invitation, de remettre à plus tard cette visite.

Au bureau, profitant d’un moment où il était seul, il téléphona à Lucille. Dès les premières paroles, elle lui fit savoir qu’elle comptait sur lui, pour son party.

Il promit à nouveau d’être présent.

« Est-ce bête, songea-t-il de se tracasser pour une insignifiance ! »

Bah ! si la lettre n’arrive pas demain, il empruntera, voilà tout.

Enfin, la lettre tant désirée arriva.

Il décacheta l’enveloppe et vit entre les deux feuilles de papier blanc, le chèque bleu. De sa grosse écriture irrégulière, le père avait écrit « cent dollars. »

Cent dollars !

L’argent ne fait pas le bonheur, dit un proverbe. Peut-être ! En tous cas il contribue grandement à le créer.

Fabien le constata.

Dès qu’il fut à la banque toucher l’argent, que le caissier lui remit en beaux billets de dix et de cinq, la vie lui parut belle et le soleil glorieux.

Il se promena par la rue Ste-Catherine, mettant de temps à autre la main à sa poche pour palper le papier qu’il froissait. Il s’arrêtait aux vitrines de marchands d’habits, entrait, s’informait du prix des tuxedos, les examinait, et sortait pour recommencer ailleurs le même manège.

Le plaisir de magasiner, en se disant que si l’on veut, l’on peut acheter et emporter avec soi la marchandise étalée, lui était une volupté qu’il prolongeait.

Finalement, il se décida, fit ses emplettes, et malgré le volume du colis, voulut l’emporter lui-même.

Une fois à sa chambre il se dévêtit, essaya son nouvel habit. Il se mira complaisamment dans la glace, se tournant de tous les côtés.

La demeure des Mercier se dressait orgueilleusement sur une des rues de Westmount qui couronne le Mont-Royal. Elle était construite en pierre bleue et entourée d’un jardin français.

La vue y est superbe. De la serre contiguë à la salle à manger la vue embrasse toute une partie de Montréal. L’on y distingue à leur clocher la plupart des paroisses de l’ouest de la ville. Elle s’étend jusqu’au fleuve où l’Île aux Sœurs se découpe dans le gris argent de l’eau, et, dans les temps clairs, jusqu’aux montagnes qui barrent l’horizon de la rive sud, où l’on aperçoit au premier plan, comme un avant-garde isolé, celle de Saint-Grégoire.

M. Mercier qui est l’un des plus riches d’entre les millionnaires canadiens français a fait de sa demeure un véritable musée. Au cours de nombreux voyages en Europe ou en Orient, il a rapporté nombre de tableaux, des marbres, des œuvres rares, qui ornent quelquefois jusqu’à la profusion les pièces de sa maison.

Quand Fabien sonna à la porte, ce fut un domestique en livrée, galonné comme un attaché d’ambassade qui vint lui ouvrir.

Ce luxe l’impressionnait toujours. Tou-