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LE MIRAGE

qu’il fallait mieux que sa candidature semblât venir d’ailleurs.

Mieux valait que, poussé par ses confrères, il eut l’air de céder à leur pression.

Depuis tout à l’heure qu’il est rentré, après avoir cheminé rue Ste-Catherine, la tête haute, fier comme un paladin antique, s’imaginant que les passants en le voyant, se disaient : « C’est lui, » il se grisait intérieurement, lisant et relisant dans les journaux ce qu’on disait de lui, l’abrégé que l’on donnait de sa courte carrière, avec l’énumération de ses succès collégiaux.

Il regardait son portrait, puis marchait vers la glace de son bureau, où il se contemplait, s’étudiait et se souriait.

On frappa à la porte.

C’était la maîtresse de maison, l’avertissant qu’on le demandait au téléphone.

« La troisième fois depuis que je suis entré. » songea-t-il.

Les pouces dans les entournures de son gilet, il descendit en sifflant.

Il reconnut de suite la voix au bout du fil.

Lucille Mercier le félicitait, et l’invitait à un party chez elle, le samedi suivant, en son honneur.

Pour la forme, et pour le plaisir de la voir insister, se croyant déjà important, il se récusa d’abord, alléguant un autre engagement. Enfin, il accepta.

De retour à sa chambre, il regarda de nouveau sa photo, se contempla de nouveau dans la glace.

L’invitation le laissa perplexe. On devait souper au dehors. Il n’avait pas d’habit de soirée. En emprunter un ! À qui ? D’autant plus que son prestige en souffrirait. En louer un ! Il consulta ses finances. Il avait en poche $3.85 Cela coûte $5.00 un habit.

Une ressource lui restait. Faire appel aux finances paternelles. Le mois ne faisait que commencer. Les élections lui avaient coûté cher et comme Cyrano, il pouvait s’écrier : « Pension paternelle, en un jour tu vécus ! »

Il s’assit donc à sa table, découpa aux ciseaux, l’article du journal, le conservant, et raconta à son père par le menu, les diverses péripéties de sa campagne. Il savait frapper juste. En flattant l’orgueil paternel, il atténuait ce qu’avait de pénible pour le brave cultivateur de St-Chose, les déliements des cordons de sa bourse. Il lui mandait, avec toutes les précautions oratoires voulues, que l’honneur à lui conféré, entraînerait des dépenses extraordinaires. qu’il devait se produire dans le monde, qu’il lui fallait pour cela un habit de gala, et qu’un chèque de cent dollars serait pour son gousset ce qu’est une pluie bienfaisante pour une terre desséchée.

Les yeux clos, il évoqua devant lui, l’image de son père. Il vit sa joie en apprenant l’heureuse nouvelle comme aussi sa grimace de mécontentement à la fin de la lettre. Mais il savait qu’elle ne durerait pas, il savait que le père serait fier de voir son fils faire sa trouée, se hisser de par ses propres forces vers les sommets, et partout faire rejaillir sur lui un peu de la gloire qui était sienne.

En post scriptum, il ajouta :

« J’irai à St-Chose le mois prochain.”

Il voulait s’exhiber devant ses co-paroissiens et leur conter ce qu’il était devenu : César, le grand César, le maître du monde ne considérait-il pas, plus important d’être le premier dans un petit village que le second à Rome ?

Or lui, il était le premier d’entre ceux de son monde, le premier dans sa sphère d’activités. N’avait-il pas raison de s’enorgueillir ?

Il découpa un autre extrait de journal. Celui-là, il le destina à une jeune fille dont il gardait encore sur les lèvres le goût d’un baiser dérobé un soir doux de septembre. Et voilà qu’il s’attendrit. Voilà que sous sa plume, au fur et à mesure qu’il écrit, les phrases se font plus sentimentales, plus tendres. Cela lui fait du bien que de vider son cœur.

Il évoque Suzanne, ses yeux candides, ses lèvres rouges comme une framboise mure, sa taille souple, et jusqu’à la légèreté de sa démarche.

Il a hâte de la voir et il le lui écrit à elle aussi, il annonce son prochain voyage à St-Chose.

Il devine qu’elle va l’attendre. Il vit, par anticipation la soirée qu’il passera en sa compagnie, à lui faire part de sa vie, à lui raconter son existence quotidienne, déroulant devant elle, toute la féerie d’un monde inconnu.


X


Fabien avait prévu juste. La lettre eut l’effet qu’il s’attendait.

Quand Éphrem, son homme engagé, remit à Ignace Picard, avec le journal et le catalogue du printemps de Eaton, la lettre où il reconnut l’écriture de son fils, il s’empressa de s’approcher de la lampe, d’installer ses lunettes à cheval sur le bout de son nez, de déchirer l’enveloppe en tremblant un peu, et de lire, le papier tendu entre ses doigts, à hauteur de l’œil, les nouvelles de l’absent.

Dès les premières lignes sa figure s’épanouit et il passa dans son regard, un reflet de fierté.

— Éphrem ! cria-t-il, voulant extérioriser le contentement qui débordait en lui en le faisant partager à un autre.

— Fabien est président des étudiants, à Monrial. Comprends-tu ça, le président… c’est le premier, c’est comme qui dirait le maire par citte…

— C’est ben beau de sa part, répondit Éphrem que cette nouvelle, dans le fond, laissait indifférent.

Pour le moment il s’inquiétait plus de savoir s’il ferait beau demain pour labourer la pièce du bord de l’eau.

Le père Picard se replongea dans sa lecture, ses traits bientôt s’altérèrent et les rides de son front, comme les plis de ses joues, qui allaient des narines au menton, chaque côté de la bouche, s’accentuèrent.

— Cent piastres !… gromela-t-il à mi-voix… Cent piastres !… Me prend-il pour un millionnaire… Et on est pas encore au quinze du mois.

Toute sa joie en fut gâtée.

Cent piastres ! C’est qu’il ne les avait pas.