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LE MIRAGE

fession un blasé. Une mortalité est pour lui, une chose ordinaire, un incident quelconque. Il ne s’émeut pas outre mesure quand un de ses patients part pour le grand voyage.

Le docteur Vincent souriait toujours même quand il annonçait que les efforts de sa science étaient vains.

— Mon pauvre Monsieur Germain, dit-il, mes avis que c’est fini. Le curé est à l’administrer. C’est un grand soulagement pour elle, croyez-moi.

Suzanne entrait à son tour, accompagnée de sa petite sœur et de Marie Bourdon. La pâleur de ses joues accentuait la rougeur de ses paupières. À son âge, on ne s’accommode pas facilement du grand vide dans la maison.

— Bonjour Suzanne, lui dit Hubert.

Il chercha un mot de consolation, ne trouva rien.

— Bonjour, Monsieur Hubert, répondit-elle. Je vous remercie d’être venu.

— C’est votre frère qui m’a dit cela au moulin… En passant, je me suis permis d’arrêter.

Il ne se retourna pas vers Marie Bourdon, ignorant sa présence quand elle lui adressa la parole.

Pour réparer sa gaucherie, il lui offrit de la reconduire chez elle, si elle devait rentrer pour le souper.

Elle accepta.

— Maman m’attend. Elle a peur toute seule dès que la noirceur prend.

Hubert n’avait plus rien à faire dans cette maison. Il avait témoigné l’intérêt qu’il prenait à eux. Il avait vu Suzanne. Il emportait avec lui son image gravée plus fraîchement.

— Quand vous serez prête, Marie… je ne suis pas en carriole. Vous ne serez pas très confortable.

— Ça ne fait rien, je me tiendrai debout à côté de vous. Le trajet n’est pas long.

Le temps s’était refroidi un peu. La neige crissait sous les patins.

Ils se tenaient tous deux accotés d’une main sur le devant de la sleigh. Un cahot les fit trébucher. Instinctivement, elle se cramponna à son bras.

Elle lâcha prise et s’excusa.

— Restez ainsi. Vous êtes bien et cela ne me nuit pas pour conduire. Il y a un bout de mauvais chemin.

Ils ne se parlèrent plus du trajet.

Devant chez elle, quand elle descendit, Marie s’enhardit jusqu’à dire :

— Si cela vous faisait plaisir de venir veiller à la maison faire un peu de musique ?

Parce qu’elle était l’amie de Suzanne et qu’elles se voyaient souvent, il promit.

Le dimanche suivant, à la Grand’messe, Hubert constata que le banc des Germain était vide. Comme de fait le curé annonça au prône que le service de Mme Cyrille Germain, décédée ces jours derniers, aurait lieu le lendemain, lundi, à 8 heures et demie du matin.

Dans la veillée, le train terminé, les journaux et les revues qu’il recevait chaque dimanche parcourus, il commanda à Taillon d’atteler.

Par un phénomène assez étrange, c’est en face de la mort, ou en la côtoyant, que l’on éprouve avec le plus d’acuité, le goût suprême de la vie, qu’il s’impose avec le plus de puissance et distille dans tout l’être une surabondance de vitalité.

Pendant qu’il s’acheminait, au trot de son cheval, vers la maison de la mort, Hubert se laissait entraîner à des considérations sur l’amour qui contrastaient avec le devoir qu’il allait rendre.

Il avait beau s’imaginer la chambre mortuaire tendue de noir, éclairée faiblement de la lumière pâle de quelques cierges ses pensées n’avaient rien de lugubre. Il avait l’âme sereine, presque gaie. La quiétude de la nature s’infiltrait en lui. La blancheur de la neige permettait de distinguer le contour des maisons, des granges, des arbres, laissant deviner les paysages. La senteur des soirs d’hiver, senteur fraîche, pure et saine s’exhalait de partout et flottait dans l’air de la campagne, cet air vierge qu’aucune fumée d’usine ne polluait.

Les clochettes des travails scandaient le trot du cheval.

… Et Hubert se laissait glisser dans un engourdissement de ses membres et de son esprit. Se promener ainsi dans la nuit calme avec quelqu’un que l’on aime !

***

Dans la cuisine, on a fait des bancs avec des madriers posés sur des chaises. Les hommes s’y tiennent, réunis par groupes. Ils fument et causent, indifférents. Par terre, près de la porte, le fanal allumé.

Dans la salle à manger qui donne, d’un côté sur la chambre à coucher qui sert de vestiaire, et de l’autre sur le salon, converti en chambre mortuaire, se tiennent les femmes et les jeunes filles auxquelles se joignent quelques jeunes gens. Les robes noires sont plus noires sous la lumière faible d’une lampe unique suspendue au plafond. Les conversations se font à voix basses, espacées, peu nombreuses.

— V’là un autre veilleux. Va l’aider à dételer Firmin.

Firmin prend le fanal et sort.

C’est Hubert Desroches qui arrive à son tour.

— Tu passes la nuit ?

— Oui. C’est pour cela que je suis arrivé tard.

— De même, on va dételer ton cheval.

Dans l’écurie remplie jusqu’aux allées une buée chaude monte tandis qu’une senteur âcre d’ammoniaque saisit à la gorge.

— Vous avez du monde en plein ?

— Il y en a ben qui vont partir bétôt. Je vais laisser ton cheval dans l’allée en attendant, et tout à l’heure je le mettrai dans un entre-deux.

— On aurait pu le laisser dehors avec une couverture sur le dos.

— C’est pas nécessaire. La place manque pas.

Ils détellent les chevaux et entrent. Hubert fait le tour de la famille, leur distribue quelques paroles banales de consolation. Devant Suzanne, il bredouille et se contente de serrer sa petite main entre la sienne.

Il va s’agenouiller devant la tombe, fait une courte prière, jette un regard, par la vitre du