moi qui comprenait pas. Le notaire d’ici est vieux. La paroisse est riche.
C’est vrai qu’il ne comprenait pas ! Mais à quoi bon faucher tout de suite cette illusion. Autant la laisser vivre durant trois ans, avec cette chimère, cet espoir au fond du cœur.
— Oui c’est ça. Rien ne m’empêcherait de rester près de vous.
Ce mensonge, ce premier mensonge, il l’accomplit sans effort et s’étonna d’avoir l’âme si sereine en l’accomplissant.
VII
« Alea jacta est ». Le sort en est jeté. Fabien part demain. Déjà sa malle est prête. Elle est légère. Un peu de linge, quelques livres, c’est tout ce qu’il emporte. Il achètera le reste à Montréal. Sa chambre est louée déjà, grâce à Jules Mercier qu’il a chargé de la commission. C’est une jolie petite chambre donnant sur le devant, rue St-Hubert, près de l’Université. On ne lui demande que quatre dollars par semaine : une bagatelle. C’est ce qu’il a réussi à faire comprendre au père qui a délié bien larges les cordons de sa bourse. Il en a soupiré un peu, mais quoi refuser à Fabien ! Il est vaniteux, il aime à passer pour riche dans son village. Monsieur Ignace, comme on l’appelle dans le village s’est vite fait à l’idée de la séparation. Il voit d’un bon œil cette décision de son fils. Il songe, et cela atténue la tristesse du départ, à l’importance qu’il va prendre à leurs yeux, quand il dira à ses amis, au magasin, au moulin ou à la porte de l’église :
— À Montréal, vous savez…, c’est comme ci… c’est comme ça… Mon fils qui étudie le notariat m’écrivait… etc.
Dans le fond, il est content. Oui ! Décidément. Fabien avait raison. Cultiver la terre, c’était pas une vie pour lui. Lui, c’est un monsieur. Il pense à une chose. On va avoir des élections à l’automne. Il espère bien qu’il va s’occuper de politique. Il verra son nom dans les journaux. Il se rappelle qu’aux dernières élections, un étudiant de Montréal, avait fait un discours, un dimanche, après la messe. Tout le monde l’écoutait. On était même porté à croire tout ce qu’il disait. Un homme s’instruit ! Un étudiant ! Un homme de Montréal !
Qu’est-ce que ce sera quand Fabien viendra parler ! Les hommes d’ici, pour sûr les jalouseront, parce que Fabien, ce doit être un bon orateur. Au collège, il était premier en discours français.
Et tout ce jour qui était un samedi, un beau samedi des débuts de septembre, il a ruminé ces idées-là dans sa tête. Le notaire ne lui a-t-il pas dit : « Votre fils va réussir, Monsieur Ignace. Il a beaucoup de talent. »
Est-ce qu’on peut avoir des idées noires par un temps semblable ! Il fait si beau que le grain dans les champs semble pendre à des épis d’or, que la couleur de lait de la rivière se transfigure du bleu ardent du ciel ; et que les cigales chantent comme au cœur de l’été. Comment être pessimiste quand la récolte est prospère et les finances solides. Ne va-t-il pas, malgré les dépenses extraordinaires qu’il affronte, prêter un beau mille piastres dans quelques jours !
Si Fabien éprouve quelque chagrin, ça n’y parait guère, il est gai, prévenant, aimable. Cet après-midi, il a fait ses visites au village ; ce soir il va chez les Germain faire ses adieux. C’est cette petite Suzanne qui l’attire là. Le père s’en est douté quand après souper, il commença son éloge.
— Franchement, tu as l’air de la trouver de ton goût, je suis sûr que tu vas t’en ennuyer ?
— Ça se peut. En tous cas, rien ne m’empêche de lui écrire.
— Et à moi non plus ?
— Vous pouvez être sans crainte. Vous aurez de mes nouvelles au moins tous les quinze jours.
Et il ajouta en riant :
— Quand même que ce ne serait que pour vous demander de l’argent.
— Pas trop souvent. Je ne suis pas la banque. Mais tu ne manqueras de rien… si tu te conduis bien.
— Quant à cela, Papa, vous pouvez être sans crainte.
— À Montréal, y a ben des occasions.
— Quand on y va pour s’amuser. Moi, j’y vas pour travailler. Venez-vous avec moi chez les Germain ?
— C’est une idée. Saluer mon ami Cyrille.
Ce n’était pas sans une arrière pensée que Fabien avait voulu se faire accompagner par son père dans sa visite chez les Germain. Il se ménageait un tête à tête plus facile avec Suzanne.
Après les salutations d’usage, les questions sempiternellement les mêmes sur l’état des travaux, la condition du bétail, et les conditions atmosphériques que se posent entre eux les cultivateurs d’un même pays. Fabien fit un signe à Suzanne, et l’instant d’après, ils étaient dehors, seuls, libres de se parler à cœur ouvert, sans personne pour les entendre, ou surprendre le secret de leur cœur.
Qui à leur âge n’a pas de secret ?
Au milieu de la conférence de Monsieur Ignace sur l’avenir brillant qui s’annonçait pour son fils, leur sortie passa inaperçue.
Dans les livres et les manuels l’on appelle mai le mois des fleurs. Le véritable mois des fleurs pour la province de Québec est le mois de septembre. C’est dans ce mois que s’épanouissent en beauté nos plus belles fleurs : l’aster aux formes et aux couleurs si variées, chevelues comme la « comète » ou le « greco », compacte ou soyeuse comme la « victoria » ou l’aster pivoine ou bien fournies ou tressées comme le « cœur de France » aux fleurs innombrables et pourpres ; les zinnéas aux couleurs uniques où les jaunes, les mauves et les rouges ont des nuances et des teintes propres à eux seuls ; les phlox, les resedas, les œillets marguerite, de chine, ou du japon, si parfumés et qui embaument les soirs doux.
Septembre, c’est, pourrait-on dire, le coucher de soleil de l’année, le dernier effort de l’été qui s’attarde, et prodigue ses caresses pour