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LE MIRAGE

entités abstraites miroitèrent un instant pour se confondre dans le regard vague de deux yeux violets.

— Et Suzanne ?

Une voix clama ce nom du fond insoupçonné de son cœur.

Suzanne !

Il se leva pour ne plus penser. Tout entier il s’abandonna aux mains du Destin, et aveuglement se soumit au grand maître, Demain, dont d’avance, il acceptait les arrêts.


VI


Durant les jours et les semaines qui suivirent, la phrase de Lucille Mercier lui martela le cerveau. Elle devint une obsession. Aux champs, à la maison, elle le suivait partout. Et des bouffées d’orgueil lui montaient à la tête qui le grisaient comme un vin vieux.

« Un homme comme lui n’avait pas le droit de s’enliser dans ce petit village ! »

Elle croyait donc à son génie ! Elle croyait donc à sa mission ! À ses yeux il était un être prédestiné, appelé à jouer, dans son pays, un rôle important.

Et l’été passa dans une succession de jours chauds…

Le terme approchait. Maintenant que se dressait devant lui la perspective d’une séparation peut-être définitive, Fabien sentait grandir une sorte de mélancolie langoureuse. Il trouvait aux lieux qui l’entouraient une douceur plus prenante et son âme s’élargissait dans un amour plus grand pour les siens.

Parfois l’idée l’effleurait de renoncer à son projet et de continuer, penché à son tour sur la terre brune, la vie qu’avait menée son père et d’autres avant lui, créant ainsi une tradition vieille de cent ans. C’était surtout aux soirs où il voyait Suzanne que ces pensées s’implantaient avec le plus de force. À son insu, un lieu se tissait entre elle et lui, qui davantage, l’un vers l’autre les rapprochaient. Le départ, c’était le renoncement.

Et puis, il songeait aussi à la peine qu’il causerait au père rude et bon et qui verrait s’écrouler ses rêves, impitoyablement. Alors, il entendait la voix chantante lui répéter : « Un homme comme vous n’a pas le droit de s’enliser dans ce petit village ! »

Comme sur un écran le spectacle de tout un monde nouveau, entrevu seulement, se déroulait à son imagination.

Des désirs de lutte s’emparaient de son être jeune, des désirs d’ambition, de grandeur, de gloire.

Des yeux souriaient prometteurs de félicité, brillant dans sa nuit de terrien comme des phares lumineux qui le guideraient sur la route du succès. Il connaissait dans ses moments là, le goût fébrile de l’action et la hâte de briser les attaches qui l’enchaînaient à cette parcelle de pays trop petite pour lui.

Enfin l’heure arriva où il devait aborder face à face la réalité de son départ. Quelques jours auparavant il avait reçu des autorités universitaires son admission comme étudiant en notariat.

Il ne lui restait plus qu’à avertir son père de sa décision et à en obtenir les fonds indispensables pour vivre à la grande ville au milieu d’êtres de même instruction et de même culture que la sienne. S’il abdiquait, s’il demeurait à St-Chose, il deviendrait comme la plupart de ses co-paroissiens, mesquin et rustre de par l’influence du milieu. Cela, il le savait et le faisceau de ses raisons se renforçait de cette dernière.

Il a plu toute la journée, une pluie triste, ennuyeuse et froide, annonciatrice de l’automne.

Le sol détrempé et boueux ne permet pas les travaux du dehors.

C’est l’inaction. Le repos forcé entre les quatre murs de la maison d’où l’on regarde parfois par les fenêtres l’horizon rapetissé où la grisaille s’accentue.

C’est le moment propice d’aborder la question, la grande question.

Bientôt, dans une semaine, ce sera septembre : la rentrée des classes, l’ouverture des classes, l’ouverture des cours. Dans les villes, ce sera le recommencement de la vie mondaine avec ses thés, ses soupers, ses bals. Les théâtres regorgeront de spectateurs pour des spectacles rénovés ; les concerts pulluleront où des artistes tiendront sous le charme, des milliers de spectateurs. Fabien pense à tout cela. Pour dure que soit la séparation, l’arrachement peut-être définitif aux choses de son passé, il ne regrettera rien.

Dans un coin de la cuisine, près de la fenêtre, d’où de temps à autre, il regarde la pluie qui tambourine sur les vitres, descend en rigoles dans la cour, le père, les lunettes à cheval sur le bout du nez, parcourt, dans le journal local de Jeanville un hebdomadaire, les nouvelles des paroisses voisines. Ces petites manifestations de la vie sociale des alentours l’intéressent ; il connaît presque tout le monde.

— « Une grange brûlée ! » Ce pauvre Untel. Ça va le mettre dans le chemin. Il ne doit pas avoir beaucoup d’assurances. — « Jules Dubois a marié sa fille à Pierre Jodoin. — Tiens… Gustave Lambert est mort !… Ernest Charette quittera Jeanville sous peu pour Québec où il étudiera la médecine !

— T’as connu Ernest Charette, Fabien ? Il s’en va étudier pour être docteur.

L’occasion est trouvée… De lui-même le père amorce la conversation. Il l’oriente sur le terrain rêvé.

— À propos P’pa, j’ai bien pensé à cela ces jours derniers. Je crois que je serais mieux d’aller à Montréal faire mon notariat. Ça y est. La phrase est lâchée.

Le journal s’échappe d’entre les doigts, les yeux s’agrandissent d’étonnement et du gosier qui se serre un « Hein ! » rauque sort comme étouffé.

Fabien prévoit la tempête, l’assaut répété des objections et des abjurations.

Il s’arcboute dans sa résolution, décide à faire face, à résister. Maintenant, il ne peut plus reculer.