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LE MIRAGE

Il emplit la crèche de foin, versa une pleine terrine d’avoine à Tom et se mit à l’étriller. Quand il avait donné quelques coups, il frappait sa brosse contre l’entre deux et de la poussière s’en échappait : innombrables atomes gris qui se chassaient et se pourchassaient dans la coulée de lumière que le soleil filtrait par les carreaux.

Le père le regardait besogner, furieux contre lui-même, de ce qu’une fois de plus, malgré ses résolutions, il s’était laissé emporter par la colère.

— Si tu veux te reposer, t’as beau. J’aurai pas besoin de toi avant-midi. Tu dois être fatigué.

Comme il avait dormi peu, Fabien profita de l’occasion de passer quelques heures enfermé dans sa chambre à goûter le repos du « farniente ».

Il voulut s’absorber dans la lecture d’un roman. Ses yeux seuls parcouraient le caractère des pages. Son esprit était ailleurs. Un flot de pensées contradictoires l’assaillaient qui se pressaient et se combattaient entre elles. Rejetant le livre sur la table, il alluma une cigarette, et récapitula les événements de la veille.

***

Plus que les jours précédents, l’atmosphère était lourde, chargée de chaleur, une chaleur qui pesait à étouffer. Le ciel était gris, d’un gris sale de toute la poussière des routes. Pas un souffle de vent, les feuilles mornes pendaient aux arbres, comme prises de lassitude. L’herbe se couchait, rampait sur le sol, pour lui demander un peu de fraîcheur. On eût dit que la végétation, à l’encontre des bêtes et des hommes avait peine à respirer.

Levé à bonne heure. Fabien gagna le village à temps pour la première messe, puis enfoncé dans la banquette de sa voiture, tenant les guides lâchement, entre le pouce et l’index de chaque main, il laissa le cheval parcourir à sa fantaisie, les sept milles qui le séparaient du lac.

Il ne regarda rien du paysage qu’il connaissait par cœur pour avoir fait et refait le trajet bien des fois, depuis des années.

Il essaya de voir clair en lui, de démêler le fil inextricable de ses pensées.

De quel côté orienter sa vie ?

Où jeter, dans quelle sphère d’action, l’exubérance et l’enthousiasme de sa jeunesse pour un jour atteindre un point culminant, ce point, quel qu’il soit où un homme, en l’atteignant, peut se dire « un homme arrive. »

Arriver ? Arriver !

N’importe  ! Mais arriver !

Deux voies se dressaient : l’une toute tracée, mais bien monotone, avec au bout la promesse d’un bonheur paisible, fait de quiétude, et de calme, l’autre, pleine d’imprévus, problématique, mais combien tentante, mais combien fascinatrice avec ses perspectives de lutte et de combat, Les obstacles se dressaient pour narguer son orgueil, fouetter sa combativité, exciter sa convoitise, avec, comme but, le triomphe, un triomphe d’autant plus savoureux qu’il était plus difficile.

Devant ses yeux, deux images passaient et repassaient à tour de rôle, deux visions différentes et pareilles de jeunes filles. L’âge était en lui qui créait le désir d’aimer, le désir d’être aimé : sur laquelle concrétiser ce besoin impérieux du moi sentimental et du moi physique ?

Deux profils de jeunes filles : Suzanne ! Lucille ! Suzanne, douce, fidèle, forte de toute la sève et de la vigueur accumulée de générations et de générations de terriens, capable d’admirer et de sentir en beauté, parce que la nature, la grande nature immense et innombrable, fut sa maîtresse. Lucille, étrange, troublante, inquiétante même, possédant dans ses yeux violets le charme terrible de la civilisation des villes ; traînant derrière soi, l’indéfinissable séduction du mystère ; difficile d’abord, au cœur et à l’âme rendue prolixe par l’éducation et l’ambiance. L’une fleur rustique, l’autre fleur de serre…

Il n’avait qu’à se pencher pour cueillir la première…

L’autre ?…

Il en était là de ses réflexions quand, à un détour de la route, il aperçut devant lui, la masse imposante du Manoir.

Il trouva ses amis installés sur la véranda au milieu d’un groupe de jeunes gens.

On le présenta et Mercier, après son nom ajouta : « Mon ami de collège, bachelier ès arts, « summa cum laude », un de nos grands hommes de demain. Ce qui eut pour effet de supprimer entre ces êtres gâtés par la fortune, fils de famille pour la plupart, et ce fils de cultivateurs, les barrières de l’inégalité sociale.

Jules Mercier proposa pour l’après-midi une excursion au rapide du Tremole, à cinq milles de l’hôtel.

Dans le canot, Lucille s’était assise au milieu, face à Fabien qui se tenait à l’arrière.

Le lac était calme, pailleté de lames d’argent que les avirons déchiraient, quand ils plongeaient dans l’eau. La plage disparaissait encombrée de baigneurs, et, de loin, ces silhouettes noires, bleues, rouges ou vertes, selon la nuance du costume de bain et qui se détachaient sur le jaune du sable ou le gris brillant de l’eau, formaient une immense palette où les couleurs se déplaçaient d’elles-mêmes pour se mêler et se fondre en se perdant. Fabien ne parlait pas. Accroupi sur ses genoux, l’œil fixé vers une baie d’où la Rivière du Tremble remontait jusqu’à sa source, il se contentait d’avironner consciencieusement. De temps à autre, il levait les yeux vers la jeune fille.

Vêtue de blanc, d’un costume ajusté, qui moulait le galbe élancé de son corps, les cheveux retenus par un ruban bleu pâle, elle tirait nonchalamment de petites bouffées d’une cigarette blonde dont elle exhalait la fumée perpendiculairement, la tête en l’air, les lèvres arrondies.

En l’examinant, il crut deviner, dans les yeux, et dans le dessin trop ferme des lèvres, un je ne sais quoi de dur, d’insensible. Mais dès que l’aile mobile de ses narines s’agitaient, et que dans sa prunelle, passait le reflet de la pensée, la physionomie toute entière s’éclairait, il s’en dégageait une impression d’intellectualité, de volonté et d’ardeur cérébrale… Une fois, une