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LE MIRAGE

— Au Lac. Beaucoup de monde, de la belle musique, de la belle danse…

— Tu aimerais y aller… Console-toi, ma petite. C’est bien moins drôle que tu ne l’imagines. Ces fêtes-là, de loin, paraissent amusantes, puis quand on y assiste, la plupart du temps on s’ennuie.

Marie ne confia pas que peut-être quelqu’un y serait, quelqu’un dont la force tranquille l’avait depuis longtemps séduite. Et s’il y était… aidé par les circonstances, il découvrirait peut-être le secret de sa vie à elle et tout l’amour profond dont il était l’objet. Devant ses yeux passa comme une vision, le mâle visage d’Hubert Desroches. Elle le voyait de sa démarche un peu lourde, s’avancer vers elle, lui tendre la main… Mais à quoi bon s’abandonner à ces espoirs ? À quoi bon caresser cette chimère ? Hubert ne savait pas, ne saurait jamais, et même s’il savait… L’ennui mélancolique des heures solitaires distilla dans ses membres, dans le sang de ses artères, et jusque dans son cerveau, l’ivresse lourde de l’abattement.

Durant des heures, elle laissa courir sur le piano ses doigts diaphanes, ses longs doigts de musicienne et qui déjà, gardaient la trace des morsures de l’aiguille. Puis, lasse, elle monta à sa chambre, se dévêtit, se coucha.

Et sur la blancheur de l’oreiller, des larmes, en tombant, firent de petits ronds bleus.

* * *

— Ma foi, Monsieur Hubert, on dirait d’un vrai monsieur de la ville. Vous allez tourner la tête à toutes les petites filles, dit Taillon, en riant largement, ce qui faisait ressortir davantage les trous noirs que l’absence de dents creusait dans sa bouche.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr. C’est-y le temps d’atteler ?

— Oui.

En effet, Hubert Desroches ce soir-là, portait beau parce que dans son regard, il y avait la détermination de ceux qui partent pour une conquête, et ne doutent pas d’eux-mêmes.

La foule envahit les vérandas, les pelouses, les salons.

Seuls quelques couples s’attardent dans la salle à manger d’où parviennent, assourdis, les accords de l’orchestre.

Le soleil, en s’abîmant, ensanglante le lac que des canots sillonnent. Il en sort des éclats de rire, des bribes de chansons, et, parfois, très faibles, des bruits de baisers. Dans un espace aménagé à cet effet, des autos sont parqués. Il y en a de toutes marques, de toutes catégories, depuis le Chevrolet et le Ford, jusqu’au Lincoln, au Packard, au Rolls-Royce.

Plus loin, face à face, à une immense barre que soutiennent des piliers, des chevaux stationnent, la tête basse, mornes, paisibles par l’habitude qu’ils ont des attentes prolongées.

* * *

Le jour baisse de plus en plus. Des lueurs de tantôt, qui, par-delà les montagnes violettes barraient l’horizon de pourpre et d’orange, aucunes ne subsistent. La noirceur submerge la terre.

Mais bientôt des lanternes innombrables lui livrent assaut, la transpercent, la chassent. Les taillis, les bosquets, les arbres, les galeries s’illuminent de rouge, de bleu, de vert, des pétards éclatent, des fusées trouent l’air en sifflant, et des pluies de lumière tombent du ciel noir. Le feu d’artifice bat son plein.

Après que la dernière gerbe de feu eut fini de monter, les invités font irruption dans la grande salle de l’annexe. Suzanne, perdue dans cette foule, suit son frère qu’elle tient par le bras. Elle cherche, parmi tant d’inconnus, celui pour lequel elle est venue, et ne le trouve pas. Des hommes au passage, jette sur elle des regards lourds de désirs. Certains, trop insistants, la font rougir, effarouchent sa pudeur.

L’orchestre attaque un air de valse. Le frou frou des robes, le frottement des souliers sur le parquet ciré accompagnent en sourdine la voix des violons et des cuivres. Hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, enlacés par couples, évoluent dans la pièce.

Au fond de la salle, un escalier monumental conduit à une galerie en forme de jubé.

Suzanne y entraîne Ernest.

Les deux mains appuyées à la balustrade, les yeux agrandis, elle regarde.

Tout à coup, elle tressaille.

C’est lui, c’est bien lui là-bas, qui danse éperdument, la figure épanouie de bonheur. Elle observe sa compagne ; elle la détaille, elle admire sa grâce, sa souplesse, son élégance.

Et de la voir tout près de Fabien, de constater que sa joue frôle presque sa joue, lui cause une sensation de douleur, un serrement à la gorge et comme une sorte d’étourdissement.

Elle reconnaît la jeune fille entrevue cet après-midi. Une tristesse l’envahit de songer qu’elle est si belle, si riche, si instruite.

Elle, pauvre fille des champs, n’a pour trésor que sa jeunesse, et dans sa poitrine un cœur qui bat bien fort, un cœur capable de tous les dévouements.

Pourquoi n’est-elle pas demeurée à la maison ? Ses illusions, ses chères illusions tant caressées seraient intactes. S’il n’y avait pas tant de monde, elle pleurerait.

Deux jeunes gens que des libations trop copieuses ont éméchés, la dévisagent sans vergogne.

— Vous ne dansez pas la belle, dit l’un d’eux.

Elle ne répond rien et ses épaules frissonnent dans un mouvement instinctif de répulsion.

L’autre s’enhardit, essaie de lui prendre la main.

Épeurée, elle se retourne. Où donc est son frère ? Elle l’aperçoit plus loin, veut l’appeler, hésite, puis n’ose, de crainte d’un scandale.

— Bonsoir Suzanne, fait une voix. C’est Hubert Desroches, qui, discrètement, l’a suivie, comme un chevalier servant.

— Ces messieurs désirent, demanda-t-il aux jeunes gens ?

Ceux-ci l’examinent. À la naissance du front, un pli s’est creusé qui ne présage rien de bon.

La taille est imposante, le poing qui est serré,