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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

Ils incarnaient la jeunesse, la beauté et l’amour ; lui, élégant et droit, elle gracile et frêle, appuyée à son bras comme une fleur à son tuteur.

Ils ne voyaient rien de la rue ; ils allaient tout entier, absorbés en eux-mêmes. Le monde c’était eux. Ils étaient l’Univers.

— Pourquoi as-tu failli ne pas venir ?

Pour la première fois, elle le tutoyait. Étonné, il la regarda. Les yeux sourirent.

— Pourquoi ?… Un rendez-vous important. Sam Dupuis, le président du Trust-Canadien désirait me voir. L’on veut me nommer aviseur légal de cette compagnie… Mais je vous avais… je t’avais promis cet après-midi… J’ai remis le rendez-vous à demain.

Il se tut un instant… puis continua…

« Madeleine, j’avais quelque chose à te demander… quelque chose à te dire… Je t’aime… je t’aimerai toujours… toujours…

Pour toute réponse, il sentit la main frêle, cette main diaphane, fine et longue qu’il aimait à caresser dans la sienne, accentuer l’étreinte sur son bras.

Sans avoir besoin de se rien dire de plus, ils s’étaient compris.

Ils continuèrent de cheminer, beaux comme des dieux, embellis, poétisés, immatérialisés par l’amour qui était pour chacun d’eux le premier amour.

— Et toi aussi tu m’aimes ?

— Tu le sais bien que je t’aime ?

— Depuis quand ?

— Depuis la première fois que je t’ai vu… depuis toujours… j’aime tes yeux, j’aime ta voix… j’aime ta démarche… tout…

Ils arrivaient en face de la Galerie des Arts. Ils gravirent l’escalier de pierre et pénétrèrent dans le grand hall.

— Tes tableaux, où sont-ils ?

— Dans la troisième salle, à gauche.

Ils s’y rendirent.

— Tiens… regarde… à côté de cette marine.

Il examina les deux aquarelles.

— Mais… c’est très bien cela… c’est très bien.

Un banc, au milieu de la salle, les invitait à s’asseoir.

Des visiteurs paraissaient le catalogue à la main qui examinaient les aquarelles et les toiles, reculaient pour juger de l’effet, clignaient des yeux et repartaient plus loin recommencer le même manège.

Mais eux ne les voyaient pas. Ils n’entendaient pas leurs remarques. Ils étaient isolés en eux-mêmes. Je ne sais quel observateur a dit qu’on reconnaît les symptômes de l’amour chez les gens d’esprit à ceci qu’ils débitent des insignifiances en présence de l’être aimé. Et c’est une observation très juste. Il suffit de se trouver en tramway où au théâtre près de deux amoureux pour s’en convaincre. Le silence éloquent qui règne entre eux n’est brisé que par des réflexions naïves, des questions et des réponses plus naïves encore.

Et c’est charmant.

— Tu m’aimes ?…

— Je t’aime.

— Tu m’aimeras toujours…

— Toujours.

Et l’on se pose inlassablement les mêmes questions et l’on se fait inlassablement les mêmes réponses.

La main de l’aimée reposait dans la sienne. Il se surprenait d’en caresser la peau qui était douce et tiède.

Naïvement, sans cause, ils souriaient, rien qu’à se regarder.

Les visiteurs devenaient plus rares. Quelques-uns les reluquaient amusés. Une anglaise fit un geste du menton qui signifiait : « Shocking » ; un étudiant eut un sourire discret, un mouvement ironique des lèvres.

— Quelle heure est-il, demanda-t-elle soudain.

Il leva le poignet à la hauteur de l’œil.

— Quatre heures et demie. Nous prenons le thé ensemble ?

— Si tu le désires…

Ils sortirent. L’air fraîchissait un peu. Le soleil plongeait ses rayons obliquement sur la ville, et les maisons faisaient de grandes taches d’ombre dans les rues.

— Tu ne m’as pas encore parlé de tes projets, lui dit-elle.

— Mes projets ?…

Et dans ses yeux une flamme passa qui rendit lumineuses ses larges prunelles.

— Mes projets ?… Ils sont immenses. Ils sont grandioses… D’abord. Toi. Tu es ma plus grande ambition. Nous allons nous marier le mois prochain… Demain, j’en parlerai à ton père… Tu consens ?

Les yeux répondirent affirmativement.

— Ensuite… Je veux devenir quelqu’un… Être le premier dans ma profes-