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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

haute de taille, et dans ses mouvements comme dans sa démarche, il y avait une souplesse toute féline. Ses lèvres étaient rouges et sensuelles, et ses narines frémissantes. Toute sa personne recelait un je ne sais quoi d’alanguissant, de trouble, de séducteur.

Son père, Maître Jules Boisvert, était l’un des avocats les plus célèbres de Montréal. Il comptait au nombre de ses clients les plus grosses compagnies connues, les plus fortes corporations de la Métropole. On le disait très riche lui-même et la rumeur publique le rangeait au nombre des millionnaires canadiens-français.

Madeleine n’avait qu’une sœur, mariée depuis six ans, à un financier de Québec. Malgré les infidélités de son mari qui ne se gênait pas de s’afficher, en plein Château Frontenac, avec les femmes d’autrui connues pour leurs mœurs galantes, elle s’était constituée la gardienne du foyer endurant les trahisons sans se plaindre, et reportant sur ses trois enfants, Gisèle, Octave et Pierre, l’affection que son mari dédaignait.

Cet exemple sous ses yeux d’un ménage malheureux, avait longtemps fait se barricader le cœur de Madeleine. Le jour où elle rencontra Armand Dubord, ses préventions contre l’amour cédèrent un peu, mais si peu que le jeune homme dut livrer un assaut complet avant de conquérir le cœur convoité. Encore, n’était-il pas bien sûr de sa conquête…

Était-ce la résistance des débuts qui l’avaient stimulé ? Armand Dubord s’était épris de Madeleine, follement épris. Il s’était juré qu’il l’épouserait. Cela donnait un charme nouveau à son amour, cela lui donnait un prix plus grand à cause des difficultés surgissantes.

Pour elle, il abandonna toutes ses autres relations. Elle lui en sut gré.

Depuis qu’il était « établi », à la tête d’un bureau légal à lui, elle envisageait maintenant la possibilité d’être un jour sa compagne. Une à une, les pierres s’effritaient qui formaient le mur de ses préventions. Elle savait qu’il irait loin, qu’il ferait sa trouée. Elle l’admirait, le considérant déjà comme un grand homme, et supérieur aux autres jeunes gens qu’elle avait connus.

Et puis, elle se sentait attirée vers lui, physiquement : ses yeux la fascinaient, sa voix l’ensorcelait.

Cet après-midi là, qui était le lendemain du jour où l’avocat avait gagné son premier procès important, ils devaient sortir ensemble. Armand Dubord avait décidé de livrer l’assaut final, et d’offrir à la jeune fille de partager sa gloire naissante.

C’était une journée de mai, lumineuse, tiède. Depuis le midi, elle attendait impatiemment le coup de sonnette qui annoncerait son arrivée. Depuis la veille sa pensée s’imposait à elle avec une insistance qui tenait de l’obsession. Depuis la veille, elle s’était rendu compte qu’elle l’aimait à son tour avec autant de ferveur qu’il l’aimait lui-même. Elle avait hâte de s’entendre murmurer les mots qui grisent et qui, dans sa bouche, prenait une signification ardente de passion.

Quand le timbre résonna, ce fut elle-même qui ouvrit.

Une robe bleu marine agrémentée de rouge, moulait son corps élancé, en faisant mieux ressortir le galbe.

Armand Dubord était radieux. Il portait écrit sur la figure, avec l’ardeur de vivre la confiance en l’avenir.

— J’ai failli manquer à ma parole, dit-il. vous m’en auriez voulu ?

— Je ne vous l’aurais pas pardonné.

Il accrocha son chapeau et sa canne à la patère et pénétra dans le living-room. Sur la table, un volume gisait, entr’ouvert… Il en regarda le titre.

— « Ainsi parlait Zaratoustra » de Nietsche. C’est vous qui lisiez cela ?

— Oui.

— Et vous y comprenez quelque chose ?

— Franchement, non. J’ai voulu le lire parce qu’il était votre livre de chevet. Vous avez toujours le culte du « Surhomme » ? C’est là votre idéal ?

— Oui. Il vous déplaît ?

— Nullement, j’aime les ambitieux, les volontaires… Sans ambition l’homme ne ferait rien qui vaille… Nous sortons ?

— Si cela vous fait plaisir ?

— Il fait tellement beau. C’est moi qui vous conduit cet après-midi. Devinez où je vous emmène ?

— À la Galerie des Arts voir vos deux aquarelles. J’ai lu le compte rendu de l’Exposition hier dans le « JOURNAL ». Il y avait une mention très flatteuse pour vous.

Quelques minutes plus tard, ils cheminaient côte à côte rue Sherbrooke.