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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

Il commençait d’espérer vers des jours meilleurs.

— Sais-tu où je vais la semaine prochaine confia-t-il à l’abbé au cours de l’une de ses visites.

— Je l’ignore totalement.

— Je m’en vais à Oka chez les Trappistes passer quinze jours.

— Je t’en félicite. Cela va te reposer. Tu as besoin de repos, plus que tu te l’imagines. La neurasthénie te guette… Ne dis pas non. La vie que tu mènes n’est pas normale. Aucune activité, aucun but… est-ce là vivre ?

— Qu’ai-je besoin de vivre et à quoi bon vivre ?

— Quel âge as-tu donc pour parler ainsi.

— Trente-six ans… ce qui n’empêche pas que je suis un vieillard.

— Parce que tu le veux… À ton âge tout est permis de l’espérance…

— À quoi bon. Peut-on abolir le passé ?

— Quand on a l’énergie de le faire…

— Et quand on ne l’a plus.

— On travaille à la recouvrer.

— Tu en parles à ton aise.

— Le principal est que tu prennes les moyens de revivre. Ah ! si tu pouvais retrouver la foi de ton enfance, tu sais, cette foi qui transporte les montagnes.

— Cette autosuggestion…

— Toujours la manie des arguments… La foi est un bien, une grâce… Il faut prier pour l’obtenir…

— Je n’ai pas la force de prier. Je ne crois pas à la prière… surtout après ce que j’ai éprouvé de malheurs, de deuils…

— As-tu lu la « Peur de Vivre » de Bordeaux ?

— Bordeaux m’ennuie. J’ai passé l’âge de lire ses volumes.

— La lecture de celui-là te fera du bien. Tu constateras que tu n’es pas le seul à souffrir, que d’autres ont souffert, et qu’ils ont enduré sans se plaindre…

— Fais-moi grâce, veux-tu, de tes conseils. Je veux m’enfouir dans la retraite, pour un temps, ne plus voir le monde, me refaire une santé délabrée. Après ? Ce que je ferai après, je ne le sais pas… Je ne sais plus où je vais. Je suis tout bouleversé. Je suis une épave à la dérive que le vent charrie ici et là… Il y a des fois où j’ai songé qu’une balle dans la tête serait la suprême consolation, le suprême remède… Je suis trop lâche pour m’appliquer cette médecine.

— Je te plains ! Et je pries pour toi… Quand pars-tu pour Oka ?

— Cet après-midi même. J’ai écrit au père abbé lui demandant s’il me recevrait pour un temps à l’hôtellerie. J’ai reçu la réponse hier… Le taxi vient me prendre à six heures…


L’auto roulait sur la route claire le long de la petite rivière qui traverse Saint-Eustache…

Dans les champs, des habitants labouraient, profitant des derniers rayons du jour.

À une fourche de chemin, une fois la Grande Fresnière franchie, l’auto s’engagea dans la montée qui conduit à St-Joseph du Lac…

Dans les érablières qui le longe, les feuilles au vert tendre et jaune, jouaient une symphonie de couleur sous l’archet lumineux du soleil mourant. Puis ce fut l’ascension.

En haut, se profilant sur la montagne, la petite église de pierre de St-Joseph se dressait glorieuse, protégeant les maisons environnantes… La paix du soir s’épandait sur le village. Au firmament dans l’or liquide, des nuages se mouvaient semblables à d’immenses vaisseaux. Les Laurentides qu’on aperçoit dans le lointain s’estompaient pour se fondre insensiblement dans l’horizon.

Des voix d’enfants, un aboiement de chiens, la clochette d’une vache donnait à tout ce décor, une signification de pastorale.

L’avocat enfoncé dans le fauteuil d’arrière, fumant d’interminables cigares, goûtait la quiétude de l’heure et la beauté du paysage…

De toutes les promenades aux alentours de Montréal, le voyage à Oka est le plus pittoresque et le plus accidenté. La montagne, l’eau, les horizons, les forêts, tout concourt à faire du panorama une fête de l’œil.

Quand le taxi stoppa devant l’hôtellerie des Trappistes, la noirceur recouvrait presqu’entièrement la terre… seul des traînées d’argent au ras de l’horizon subsistaient du jour défunt…

Les grands peupliers qui ombragent la route se fondaient en une seule masse sombre…