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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

Le père Pratte est un ancien homme d’affaires qui a connu le monde. Il est entré à trente-cinq ans, appelé sur le tard à la vocation religieuse.

La chambre qu’Armand Dubord occupait donnait sur la véranda en arrière. Des fenêtres on avait vue sur le jardin… Il faisait trop noir pour y rien distinguer. Il se proposa pour le lendemain des promenades dans ses allées.

La chambre était vaste, haute, les murs blanchis à la chaux.

Dans un coin un lit ; au-dessus un crucifix. Deux autres images pieuses constituaient les seuls ornements.

Deux chaises, un prie-Dieu, une table recouverte d’un tapis vert, avec ce qu’il faut pour écrire. Voilà pour les meubles.

Dubord s’assit dans un fauteuil et alluma un cigare…

Il s’amusa à suivre les caprices de la fumée qui s’étirait et dessinait des arabesques…

Un bruit de pas dans le corridor l’arracha de la rêverie triste où il allait s’absorber. Jovial, la physionomie ouverte, le teint rouge, respirant la bonne santé morale et physique, le père Pratte fit son apparition. C’était un homme corpulent, pas très grand cependant.

Tendant la main, il s’avança vers le nouveau retraitant.

— Permettez-moi de me présenter. Je suis le père Pratte, autrefois Gilbert Pratte, courtier en douane. Vous êtes l’avocat Dubord ? Je me souviens de vous avoir déjà rencontré.

— C’est bien possible…

— Ainsi vous êtes condamné à subir ma présence durant quatre jours. Rassurez-vous, je ne suis pas aussi sévère que mon costume le fait paraître…

« L’ange gardien » expliqua le programme de ces quatre jours, demandant d’oublier qu’il y avait un monde extérieur, de ne vivre que de la vie qu’il lui suggérait. Il raconta l’histoire d’Ignace de Loyola, ce guerrier devenu fondateur d’ordre et qui avait dicté leur constitution…

— Je ne fais que vous suggérer ces exercices spirituels. Encore une fois, vous êtes libre d’agir à votre guise… Dans quelques minutes, nous avons la prière à la chapelle… je vous demanderais d’y assister… Ne protestez pas… Allez-y simplement en spectateur. Je prierai pour vous ainsi que mes compagnons.

— Que voulez-vous que les prières me fassent, je n’ai pas la foi.

— Soyez simplement passif. Vous êtes fatigué. Reposez-vous. Ici vous n’avez aucun tracas. Je devine votre état d’âme. J’ai passé par où vous passez, et croyez-moi, je suis plus heureux dans le moment que je ne l’ai jamais été.

Armand Dubord, quand le père Pratte fut parti, constata non sans surprise que ses paroles portaient des fruits. Il se sentait rassénéré. La paix du cloître s’infiltrait en lui. Effectivement, il oublia le monde extérieur.

La cloche dans le corridor sonna.

C’était la prière…

— Si j’y allais, se dit-il. Dans le fond, cela ne m’engage à rien.

Puis se ressaisissant :

— Quelle comédie je me joue ! et quelle comédie je joue devant tous ces gens… Au fond ! Qu’est-ce que la vie ?… une représentation, une comédie ou un drame… Eh ! bien ! jouons-là cette comédie. Mon rôle est d’être retraitant. Soyons retraitant…

Un deuxième coup de cloche sonna.

Il se leva et monta à la chapelle.

Elle était obscure. Seul, un lampion d’or, avec une lueur de sang, faisait vaciller l’austère pénombre.

Un par un les novices entraient, masse noire dans le noir.

En les voyant, Dubord eut un mouvement de pitié. Ces gens, en plein épanouissement de jeunesse, renonçaient de gaieté de cœur aux joies humaines.

Il pensa :

— Ils ne l’ont jamais connue ! Ils ne la connaîtront jamais. Est-ce que vivre sans elle, c’est vivre !

Il en était obsédé ! Tout se rapportait à elle… Elle était le pivot de l’Univers. Toutes ses pensées étaient concentrées autour de Madeleine.

Il ne priait pas. Mais plongé dans une sorte de nirvana sentimental, il entendait les voix réciter des paters et des ave, traînantes comme des mélopées.

Et ce fut le chant : un hymne à Marie. Le soliste avait une voix ardente, chaude de baryton. Tous lui répondaient…

Le retraitant, ce soir-là, dormit bien ; les jours règlementaires coulèrent rapides…