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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

— Et maintenant ?

— Maintenant… j’ai peur de demain… j’ai terriblement peur.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

Il ne répondit point.

L’auto venait de s’engager dans Senneville.

Changeant de sujet, comme ils passaient devant l’une des résidences princières qui s’échelonnent, sur les bords du lac des Deux-Montagnes, il dit :

— N’est-ce pas que ce serait l’idéal, cela, posséder de l’argent, follement, pour se bâtir des châteaux, les encadrer dans la verdure, construire autour, des parcs immenses, avec des fleurs en quantité, des allées qui serpenteraient, dans le vert du gazon, au milieu des plates-bandes qui exhalent quand vient le soir, un parfum qui grise.

— C’est un peu le rêve de mon mari d’être riche à millions… Mais écoutez-moi Pierre, — pardon, monsieur Gervais — je suis tellement habituée à entendre parler de vous par ce seul prénom : Pierre.

— J’aimerais que vous m’appeliez ainsi, comme si j’étais un ami, un très vieil ami d’enfance… Vous me demandiez ?

— Comment un homme comme vous, un homme d’énergie, qui avez affronté les pires dangers, qui avez fait face à la mort, à la mort prosaïque, bête, vous ayez peur de la vie ?

Il ralentit l’allure de la machine et sans qu’il se rendit compte de son acte, il lui avait pris la main.

— Pourquoi ? Pourquoi ?… parce que je vous ai connue… parce que vous êtes apparue dans ma vie… hélas trop tard, pour me faire comprendre qu’une seule chose dans l’existence donnait du poids à nos actes, une seule chose… Pardonnez-moi de vous parler ainsi, Madeleine… À mon tour je vous appelle par ce nom… Rien qu’à le prononcer me semble doux… Il se ressaisit et continua, toute son exhalation subitement tombée.

— Pardonnez moi !… Demain, je m’en irai. Où ?… Je ne le sais pas. Je retournerai dans la solitude, la solitude immense où je me plaisais et d’où je n’aurais jamais du revenir.

— Oui… partez… c’est mieux… pour vous… et pour moi…

Le dernier mot de la phrase fut dit presque dans un souffle et, en même temps, il remarqua que la main qu’il tenait prisonnière, vibrait dans la sienne.

Il arrêta complètement le moteur, et mû par un sentiment d’impulsion qu’il ne put contrôler, il l’enlaça et passionnément, sur ses yeux, sur ses joues, sur sa bouche, il posa ses lèvres.

Puis, reprenant conscience des réalités, interdit, humble, il balbutia :

— Madame !… excusez-moi. Demain je partirai.

Elle avait, les joues en feu, les lèvres frissonnantes, et son cœur battait, palpitant de désir, dans son corsage.

Le mutisme demeura longuement.

Elle lui dit, comme si elle extériorisait une idée qui l’obsédait :

— Comme la vie est bête !… Ne partez pas.

Quelques instants après :

— Oui ! partez… demain… ce soir.

Puis, revenant sur sa décision, et, d’une voix faible, étouffée.

— Ne partez pas… si vous m’aimez.

Il la pressa de nouveau contre sa poitrine, et, la voix brûlante :

— Non ! Madeleine, mon amour, je ne te laisserai pas… Je ne puis plus te quitter, je suis à toi, jusqu’au crime si tu l’exiges.

Et le silence retomba entre eux. Une sorte de complicité tacite les unissait.

Et pourtant, le jour d’avant, ils ne se connaissaient pas.

Quelle est donc cette mystérieuse puissance, qui attire ainsi l’un vers l’autre, deux êtres pensants ! Ils n’avaient eu qu’à se voir pour éprouver dans le tréfonds de l’âme un sentiment trouble et dominateur qui annihile toutes les facultés de raisonnement. Ils ne pensaient nullement à la conséquence des paroles de fièvre qu’ils s’étaient dites. Ils subissaient l’emprise de la chair. Y a-t-il des êtres créés l’un pour l’autre ? Y a-t-il une prédestination dans l’amour ?

Mystère du cœur humain, mystère insondable que les psychologues n’ont pu résoudre pas plus dans la négative que dans l’affirmative.

Les jours qui suivirent, Pierre Gervais ayant fait taire la voix du subconscient par l’effort concentré de toute son énergie et de toute sa volonté évita de se trouver seul avec Madeleine.

Il était décidé à fuir, bien décidé. Mais par une faiblesse dernière, il voulait de-