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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

crois à rien. Avant mon mariage nous avons eu une discussion où chacun de nous a fait sa profession de foi. Pour moi, mes dieux, je les ai résumés en cinq, cinq idoles dont j’ai le culte : l’Amour, la Paternité, l’Amitié, la Gloire et la Fortune. Aujourd’hui, ma maison ressemble à un temple : Madeleine, l’Amour ; toi, l’Amitié ; mon fils, l’Amour paternel ; la richesse, je m’achemine vers elle. La gloire ? je commence d’être célèbre. J’ai eu telle de mes causes qui ont répandu mon nom dans tout le Canada. Je n’ai pas à me plaindre de la vie.

— Moi non plus. Mon expédition me rapporte un joli magot. C’est vrai que je l’ai gagné et bien gagné. Je ne regrettes pas ces trois années. Je suis maintenant en mesure de m’établir à mon compte. J’abandonne toute expédition lointaine. Je me spécialise dans la construction. Avant quelques années, je serai l’un des plus puissants entrepreneurs de Montréal.

— Tu ne penses pas à te marier ?

— Me marier ?

Il éclata de rire.

— À quoi bon ! Tu me connais. Tu sais que je n’aime pas les femmes…

— Probablement parce que vous n’avez pas encore rencontrer votre idéal, dit Madeleine.

Il la regarda… Elle frissonna sous ce regard qui devint soudain brûlant de passion. Il lui sembla que ses yeux la déshabillait toute.

Il dit :

— Oui ! Je l’ai rencontré… Trop tard.

— Et elle se nomme, interrogea Dubord ?

— Ah ! Ça, par exemple, c’est trop me demander… si tu veux, nous allons parler d’autre chose.

Dans la matinée, il accompagna l’avocat à son bureau.

— Sais-tu ce que tu devrais faire ?

— Non.

— Proposes à ma femme de sortir avec toi… Vous irez au théâtre ou prendre le thé ensemble.

— Tu es sérieux ?… D’abord que vont dire les gens ?

— Je te croyais comme moi au-dessus des préjugés et des qu’en dira-t-on.

— Je le suis…

— Il y a une objection plus forte que ça ajouta-t-il mi-sérieux, mi-plaisantant, si je prenais goût à la compagnie de ta femme !

— J’ai suffisamment confiance en Madeleine et suffisamment confiance en toi pour n’avoir aucune crainte sous ce rapport.

— Alors, tu prends la responsabilité des conséquences ?

— Je la prends.

— Où dines-tu ?

— Chez moi. Nous dînerons ensembles. Je vais au Palais dans quelques minutes. À midi, je serai de retour… Nous nous rencontrerons ici… Tu peux prendre mon auto pour tes courses…

Avant de partir, l’ingénieur demanda :

— Pourquoi tiens-tu tant à ce que je sorte avec ta femme ?

— Pour te la faire apprécier et pour que tu saches combien mon bonheur est grand.

L’après-midi, tel que convenu, Pierre Gervais proposa une promenade à Madeleine.

Le mari insista même pour qu’elle accepte.

— Pierre est un peu dépaysé… et puis il fait si beau. Ça te sera une distraction.

La jeune femme accepta. Ils allèrent reconduire l’avocat à son bureau, et peu de temps après, leur auto roulait dans la campagne sur les bords du lac St-Louis. Le jour était beau ; la lumière limpide.

— Savez-vous, Madame, que j’éprouve aujourd’hui, à goûter la douceur d’être oisif, une sensation que je n’ai pas connue depuis des jours bien lointains : j’ai l’illusion d’être en vacances.

— Dites plutôt « la réalité »… Vous êtes en vacances.

— Je veux parler de mes vraies vacances quand je laissais le collège après la distribution des prix pour retourner chez moi. Étiez-vous pensionnaire au couvent ?

— Oui.

— Alors, vous devez savoir ce que signifiait ce mot : vacances. La liberté ! Errer à sa fantaisie par les champs, jouer sur la grève, pieds nus, n’avoir aucune obligation, aucun devoir, être libre.

— Vous êtes libre aujourd’hui.

— Aujourd’hui, oui… mais demain la vie non pas va commencer mais recommencera. avec ses tracas, ses incertitudes, ses luttes, ses déboires…

— Vous avez peur de la vie ?

— Voulez-vous que je vous fasse une confidence ? Je n’ai jamais eu peur de la vie… je n’ai jamais eu peur de la lutte… Plus que cela, je l’ai aimée, je l’aurais recherchée…