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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

admiré l’héritier qui commençait son neuvième mois.

L’ingénieur se laissa engourdir par cette atmosphère familiale, toute chaude de confort. Lui, taciturne habituellement sur ce qui le concernait, narra différentes péripéties de son voyage lointain. Un secret désir était en lui, de plaire, d’éblouir et il éprouvait un sentiment ou plutôt une sensation de jalousie contre son ami le plus cher.

Pendant qu’il parlait, Madeleine le regardait ; elle semblait boire ses paroles. Parfois, elle fermait les yeux, et s’imaginait le narrateur dans son costume pittoresque d’explorateur au milieu du décor terrible de neiges à perte de vue. Et il se glissait en elle une admiration profonde pour lui. Parfois aussi elle se surprenait à écouter les battements de son cœur qui était plus forts.

Elle se sentait attirée par cet homme dont les yeux glauques, malgré leur coutumière dureté, brillaient à certains instants. Quand il la regardait trop longtemps, une sorte de vertige lui serrait les tempes.

Comme une heure sonnait, Pierre demanda la permission de se retirer.

Il ne voulait pas qu’à cause de lui, l’on dérangeât ses habitudes.

— Vous devez être fatigué de votre trajet en chemin de fer ?

Il sourit.

— La fatigue et moi, Madame, nous sommes les plus grands ennemis. Après avoir passé par où j’ai passé, je pourrais voyager bien longtemps avant de ressentir ses attaques. Mais il ne s’avoua pas que jamais, auparavant, il n’eut à faire face à une difficulté plus grande. Cette femme, qu’il ne connaissait pas l’instant d’avant, venait soudain de créer le problème le plus douloureux comme le plus complexe. À défaut de conviction, il avait l’intuition qu’il l’aimait et qu’il l’aimerait. Aussi la première nuit passée sous le toit amical, toit hospitalier s’il en fut un, fut plus dure à supporter que toutes celles vécues dans les immensités nordiques et par des froids quasi meurtriers.

Il ne put fermer l’œil de la nuit. Toujours lui venait à l’esprit la vision première perçue d’elle. Il la revoyait sur le seuil de la porte, élégante dans sa robe mauve qui la moulait, faisant mieux ressortir le galbe de son corps.

Et un désir, un désir fou qu’il ne pouvait contrôler lui venait de la revoir. Les yeux grands ouverts, les membres brûlants de fièvre, il ressentait en lui, et pour la première fois, les affres du désir. C’était donc vrai qu’il l’aimait.

Il se débattait contre cette certitude qui s’implantait de plus en plus dans son cerveau. Non ! Cela ne pouvait être !

La femme de son meilleur ami !

Et un immense dégoût lui vint de lui-même. Il se méprisa.

Jamais, auparavant, une femme n’avait fait battre son cœur.

Fallait-il qu’une seule l’impressionnât à ce point de lui faire oublier ce qui n’était pas elle, que ce fut précisément la femme d’Armand Dubord, son ami de confiance, son ami de cœur, son seul ami.

Non ! cela n’était pas possible ! Il jura de ne la considérer que comme une amie… et d’étouffer jusqu’aux moindres vertiges d’un amour qu’il jugeait mauvais.

Ce ne fut qu’aux petites heures que le sommeil vint enfin clore ses paupières et lui apporter le repos… Le repos de ses sens… le repos qu’il avait toujours connu et qui menaçait de le fuir… irrémédiablement.

Et durant ce temps-là, à quelques pas de lui, un autre, confiant, fidèle, faisait son éloge et sans le savoir travaillait à tisser la maille qui emprisonnerait deux êtres pensants… Sans le savoir, il se constituait l’artisan de son propre malheur. Il sapait pierre par pierre l’édifice du foyer familial.

Le lendemain, quand ils se rencontrèrent, une sorte de malaise, une gêne, établit entre Madeleine et Pierre son impalpable mur. Ils s’évitaient du regard. Chacun intérieurement luttait contre ce mystérieux attrait qui les aurait poussé dans les bras l’un de l’autre s’ils avaient obéi à leur impulsion. Et Dubord exultait. Sous le même toit, il y avait, réunis, les trois êtres qu’il chérissait le plus. Il y avait, synthétisés, autour de lui, l’Amour, l’Amour paternel et l’Amitié.

— Tu te souviens de Mousseau ?

— Jules ? Je l’ai perdu de vue depuis la sortie du collège.

— Il est abbé et vicaire à St. X… Nous nous voyons assez souvent. C’est un homme convaincu ; je respecte ses idées tout en ne les partageant aucunement. En matière de religion, je suis comme toi, je ne