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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

Où qu’ils fussent à l’époque, ils devaient se rencontrer.

Pendant que l’un avait choisi le Monde, avec un grand M comme voie vers le succès [1] [illisible]liste, s’en était totalement éloigné : Gervais n’avait jamais mis les pieds dans un salon. Il n’avait eu, dans sa vie, aucune aventure sentimentale. Non qu’il détestait les femmes, mais leur société l’ennuyait profondément. Il plaisantait souvent son ami, alors que ce dernier, durant leur temps d’Université, s’abandonnait à ce qu’il appelait l’amollissante atmosphère des thés, des réceptions et des bals ! Au contraire d’Armand il n’était pas d’abord sympathique. Il n’avait qu’un ami.

Pierre Gervais, issu lui aussi d’une famille de terrien, en gardait les caractéristiques. Sa famille demeurait en bas de Québec, dans le comté de Matane. La résidence paternelle était nichée sur une falaise, au bord du fleuve. De ses longues rêveries d’adolescents, alors qu’il contemplait l’horizon élargi d’immensité, il avait conservé dans le regard un peu du gris et de l’énigme de la mer. Fils unique, il perdit son père qu’il adorait, au début de sa vingtième année, et sa mère, quelques mois après. Il se fit un point d’orgueil de ne paraître ressentir aucune émotion de ces deuils successifs. Pourtant, ils le laissaient seul sur terre sans personne sur qui déverser le trop plein d’affection qui, à certaines heures, fait déborder le cœur de l’homme. Il souffrit beaucoup néanmoins, mais jamais une larme ne monta à ses yeux, jamais un muselé ne fit tressaillir son visage impassible. Aux funérailles, ses proches le qualifièrent de « sans cœur » à cause de cette attitude. Sa philosophie se résumait dans ces vers d’Alfred de Vigny :

« Gémir, prier, pleurer est également lâche
« Et j’irai jusqu’au bout accomplissant ma tâche
« N’osant rien demander, et n’ayant rien reçu. »

Ses études de génie civil terminées il n’eut plus qu’un objectif : brûler les étapes.

Aucun effort ne lui répugnait. Au contraire. Plus une besogne demandait d’efforts, plus elle le tentait.

Le gouvernement fédéral venait de décider d’envoyer une expédition vers l’extrême Nord. On avait beaucoup de difficultés à recruter les ingénieurs et les arpenteurs à cause des périls que cette mission comportait et aussi de sa durée. Il s’agissait de faire le relevé des lacs et des rivières dans la région qui avoisine la baie d’Hudson. L’absence devait durer trois ans. On offrait aux arpenteurs et aux ingénieurs, chefs d’équipe, le salaire de $10,000 par année. Malgré ces offres alléchantes, il restait un poste vacant. Gervais eut vent de l’affaire, fit application et un mois après il partait avec ses hommes vers ces régions mystérieuses où il lui tardait de pénétrer.

Doué d’une force herculéenne et d’une endurance peu commune, Pierre Gervais avait accompli sa mission sans en être trop incommodé. Il avait enterré deux de ses hommes en route, l’un tué par un arbre, l’autre noyé dans un rapide et dont on avait trouvé le corps plus bas, déchiqueté sur les rochers.

Son teint s’était bronzé et ses traits avaient acquis une dureté qui le rendait encore plus mâle.

Quand il foula de nouveau le sol de Montréal, son ami prévenu par télégramme l’attendait sur le quai de la gare. Les poignées de main s’échangèrent cordiales, fraternelles. Avant de se parler ils s’examinèrent l’un l’autre.

— Tu as changé ?

— Vieilli ?

— Non, plus dur.

— Toi aussi tu as changé… tu rajeunis.

— C’est le bonheur qui me change ainsi… Où sont tes bagages ?… Il est entendu que tu passes la semaine chez moi et qu’ensuite nous t’amenons à la campagne finir le mois. Ta visite coïncide avec mes vacances. Ma femme a bien hâte de te voir.

Quand la porte du cabinet de travail s’ouvrit et que Madeleine parut sur le seuil, Pierre Gervais eut un arrêt brusque du cœur et il semblait que quelqu’un lui serrait la gorge à l’étouffer. Une rougeur lui colora les joues et ses yeux se fixèrent ardemment sur la jeune femme qui baissa la vue et rougit à son tour.

L’avocat n’eut pas connaissance de ce saisissement qui à la même minute s’était emparé des deux être qu’il aimait le plus au monde.

Il les présenta l’un à l’autre, et tous trois gagnèrent la salle à manger, après avoir

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