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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

pressentais. Quand je t’ai vue pour la première fois, j’ai compris que je te connaissais depuis longtemps… j’ai compris que l’idéal auquel je rêvais jeune homme, c’était toi… Comme je t’aimais alors, Madeleine… et comme je t’aime aujourd’hui.

— Autant qu’autrefois ?

— Plus ! Aujourd’hui, je t’adore, je t’adore à deux genoux.

Et pour donner plus de force à ses paroles, il s’agenouilla devant elle, et lui prit la main.

— Écoute-moi, Madeleine, s’il fallait que tu disparaisses de ma vie, je crois que j’en mourrais… Mais tu m’aimes…

— Tu le sais bien que je t’aime.

— Tu m’aimeras toujours… toujours ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que des fois, j’ai des pressentiments… Je suis tellement heureux que j’ai peur…

Elle posa ses lèvres sur son front et ses lèvres étaient brûlantes…

V


Nerveusement, les mains crispées, s’étreignant les doigts à disloquer les jointures, Armand Dubord arpentait les quinze pieds carrés de son cabinet de travail.

Malgré les portes closes et l’épaisseur des murs, des cris, des lamentations, qui avaient un quelque chose d’inhumain parvenaient jusqu’à lui. Et, à chaque fois, c’était comme si, subitement, son cœur dans sa poitrine, s’arrêtait de battre.

Une envie folle le tenaillait de retourner dans la chambre.

Il se rappela que le médecin l’en avait chassé.

Lui, pourtant maître de ses nerfs, n’avait pu, sans faiblesse, assister sa femme dans la douleur. Il était devenu pâle, prêt à défaillir, si bien que d’un ton qui n’admettait pas de réplique, le médecin lui intima l’ordre de se retirer le poussant même jusqu’à la porte.

Depuis, les secondes paraissaient des minutes, et les minutes des heures.

Autant que Madeleine, il souffrait. Il souffrait de l’entendre souffrir, il souffrait jusque dans sa chair.

Enfin, sur le seuil, le médecin parut.

— C’est un garçon.

Comme un fou il se précipita dans la chambre, s’abîmant contre le lit. Il baisa longuement la main pendante, qui était diaphane et blanche.

C’était fini, heureusement fini.

La figure pâle, auréolée par les cheveux auburn qui semblaient d’or, elle se retourna.

— Ca va bien, demanda-t-il ?

— Oui… susurra-t-elle.

Elle fit signe à la garde de montrer l’enfant.

Quand il vit cette petite chose rouge, ce petit être sans défense où déjà vivait une âme, cet être qui était la chair de sa chair et la chair de l’épouse, une grande pitié l’inonda et aussi un sentiment incommensurable d’orgueil. Il leva la tête vers Madeleine et celle-ci lut dans son regard, tellement de fierté, tellement de reconnaissance et d’amour que le souvenir disparut des souffrances endurées… et qu’une joie immense l’inonda.

— Comment l’appellerons-nous ?

— De mon nom, du tien, et du nôtre. Il s’appellera Armand Boisvert-Dubord. Et il sera beau… fort… et il deviendra célèbre…

Les jours sont devenus des semaines ; les semaines des mois.

Comme les peuples, les individus heureux n’ont pas d’histoire.

Leur histoire serait banale à écrire : elle se résume en ces deux mots : Parfait bonheur.

Autrefois, au collège, Dubord avait un ami. Depuis trois ans, il ne l’avait vu. C’était son plus intime, son alter ego comme il se plaisait à l’appeler. Combien de projets d’avenir n’avaient-ils pas édifiés ensemble durant les longues promenades des après-midis de congé dans la cour du collège ! Une solidarité était entre eux que rien jusqu’ici n’avait pu briser, ni le temps, ni l’absence.

Pierre Gervais, au contraire de l’abbé Mousseau partageait en tout les idées de Dubord. Ils étaient de la même trempe : arrivistes tous deux, matérialistes, terre à terre, possédant au même degré le culte de la force.

Ils s’étaient promis l’un l’autre « d’arriver » un jour, coûte que coûte, et, à la sortie du collège, comme les trois personnages de la « Croisée des Chemins » d’Henri Bordeaux, s’étaient donné rendez-vous à Montréal, dans cinq ans.