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LE MASSACRE DANS LE TEMPLE

mena sur le tapis un sujet qui passionnait toujours l’avocat : le culte de l’orgueil, le culte du surhomme. Il lui laissa énoncer sa théorie du surhomme puis, pour la première fois depuis bien longtemps il s’échauffa et apporta dans la discussion un peu de fougue âpre.

— Où places-tu ton idéal ?… Dans le prosaïsme des satisfactions terrestres ?

— Non ! À atteindre ses destinées ! À combattre. D’abord pour le plaisir de combattre, ensuite, la volupté de vaincre.

— Et c’est pour cela que tu ris du sacerdoce, que tu te moques de la religion ? Mais, mon cher ami, tu ne crois donc pas que pour arriver à se maîtriser soi-même, à étouffer ce cri de la chair qui commande en nous, il ne faut pas un héroïsme presque surhumain ! L’héroïsme, le véritable et le plus grand, c’est d’accomplir quotidiennement et dans l’ombre, des besognes sans éclat. Ne crois-tu pas qu’il y a du courage et de l’héroïsme à renoncer aux joies terrestres, à l’amour, à la paternité, à la fortune… à se dévouer pour d’autres sans rien attendre en retour… Le besoin d’affection que tout homme porte en soi, nous l’éprouvons, nous aussi… mais nous avons aussi un autre besoin plus impérieux, c’est le besoin d’Infini. Il faut un Dieu à l’homme. Nous avons notre Dieu et nous le servons. Nous en vivons présentement dans l’espoir d’en vivre plus tard.

— Et moi aussi, je l’ai mon Dieu… j’en ai même plusieurs…

— Et tes idoles ?…

— Des idoles si tu veux… mais ce sont des idoles à ma portée… Comme je suis matérialiste, j’exprime de la vie tout ce qu’elle peut contenir… En servant mes idoles, en les courtisant, je reçois la récompense immédiate. Après ?… Je me moque de ce qui peut survenir après…

— Et les idoles ?…

— Mon Dieu… mon grand Dieu à moi, c’est l’Amour ; à celui-là, je crois et fortement : l’amour de la femme qu’on aime… qui devient partie intégrale de soi-même… parce qu’elle résume nos aspirations et nos idéals… c’est là, dans son accroissement que réside le bonheur, le seul bonheur tangible, palpable, le bonheur humain… Les autres dieux, les autres idoles à servir ? L’Amour paternel… se dévouer pour quelqu’un, savoir que l’on va survivre dans un être que l’on a créé… vivre pour lui… le chérir… dans la douceur du foyer confortable… Il y a aussi l’Amitié, la calme amitié sereine… Il y a aussi la gloire qui grise, renfermant dans ces six lettres comme un bruit éclatant de clairon…

— Quand tu auras atteint à tous ces buts divers tu te croiras un surhomme ?

— Certainement.

— Quels piètres surhommes vous faites !… Vous ne résumez la conception dans la recherche des plus grandes satisfactions ! Un surhomme le financier que stimule le gain possible et les jouissances qu’il permet ! Un surhomme le politicien ou le politique, si tu aimes mieux, que l’appât du pouvoir attire !… Vous voulez être quelqu’un par orgueil pour des motifs intéressés qui enlève tout mérite à vos actes. C’est le détachement de vos instincts de vos passions, qui vous dominent, qui vous subjugue. Vous leur obéissez… frénétiquement mais en voulant que chacun sache ce que vous êtes… ce que vous faites. Vous ambitionnez la gloire et vous travaillez à l’atteindre par tous les moyens… c’est naturel… c’est ordinaire. Le surhomme, le vrai, et celui là seul est un surhomme est l’être humain qui vainc sa matière, qui s’élève au-dessus de lui-même, en domptant son moi. Saint Benoît Labre dont tu ris, était un surhomme ! Tu ne vivrais pas deux années dans les mêmes conditions que lui, même s’il y avait au haut la plus grande gloire, la plus grande fortune. Saint François de Sales, l’homme le plus doux, la douceur même était l’être le plus irascible, le plus violent, le plus coléreux que l’on puisse imaginer. À force de volonté, il est devenu ce que tu sais. Il a tellement subordonné son « moi » physique à son « moi » moral qu’après sa mort l’on a constaté qu’il avait le foie presque pétrifié.

Et longtemps, ils discutèrent sans se convaincre l’un l’autre de la vérité de leurs arguments.

La demie de dix heures sonna.

L’abbé jeta un coup d’œil sur l’horloge et se leva brusquement décidé à prendre congé : mais l’avocat le retint :

— Écoutes, lui dit-il, j’ai une faveur à te demander… Elle va te paraître inconséquente après notre conversation de tantôt. C’est toi qui bénis mon mariage ? Pour sauver les apparences et comme ma femme est catholique, je me maries devant l’É-