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globé la Fluviale et la Dominion Steamship. Le trust de la Navigation intérieure au Canada était un fait accompli. Le nouveau Conseil d’administration dont Duval avait conservé la présidence était formé de créatures à lui et qu’il avait imposé par ruse ou par force.

Les figures étaient ternes, les démarches nonchalantes.

La fatigue accablait ces hommes qu’une longue nuit de délibérations avait rendu à bout. Seul, le nouveau président semblait dispos. Il exultait.

Il venait d’éprouver la plus grande volupté de sa vie : celle du triomphe dans la lutte. Il avait atteint le sommet de sa carrière, et conquis, dans sa sphère d’action, le maximum de puissance.

Un projet caressé depuis vingt ans venait de se réaliser : Pierre LeMoyne était ruiné, bel et bien ruiné.

En regagnant la tranquillité de sa demeure, après cette nuit violente d’action, Victor Duval, pour la première fois depuis bien des années, souriait. Ses traits détendus avaient une expression moins sévère, moins sombre. Comme dans un mirage lui apparaissait, claire et nette, la vision charmeuse d’une jeune fille de vingt ans.

Elle émergeait du passé pour se dresser devant lui.

Au lieu de la froideur hautaine de jadis, une supplication de pitié se lisait dans les yeux violets que les larmes faisaient plus beaux, plus troublants, plus séducteurs.


— II —


Pendant qu’il allait ainsi, allègre, l’âme chargée d’orgueil, portant haut la tête, et qu’il souriait à la Destinée, un autre, dans un taxi, roulait vers sa demeure, déprimé, abattu, la tête ballante entre ses deux mains. Il était affalé sur le siège d’arrière, indifférent à tout. Une pensée sinistre le rongeait et l’obsédait.

C’était Pierre LeMoyne.

Les événements contraires le trouvaient sans courage.

Physiquement, il formait un contraste violent avec son antagoniste de la veille, son vainqueur d’aujourd’hui. Il était de taille majeure, élégant et affiné.

Autant Duval semblait rustre autant il était délicat, poli, voire chic. De sa personne il se dégageait une grâce un peu mièvre qui charmait sans séduire. L’autre impressionnait et fascinait par la force brutale et aussi cette puissance de conception cérébrale qu’il avait développée et cultivée.

L’un était le résidu, si l’on peut employer ce terme, de nombreuses générations de citadins, et il en portait les caractéristiques, tandis que l’autre, descendant de toute une lignée de terriers, — mi-bûcherons, mi-cultivateurs — avait conservé l’endurance et la lourdeur de ses ascendants.

Dans le duel financier, où sa destinée s’était joué, Pierre LeMoyne se heurtant à Victor Duval n’avait pu faire autrement que d’être brisé, écrasé, anéanti. Moralement, il était d’argile, quand l’autre était de granit.

Dans un champ d’action différent, il eut le dessus. Bel homme et joli garçon, il avait des yeux bleus, rêveurs et très doux.

La ligne des sourcils était nette, légèrement arquée. Le nez, aquilin, était d’un dessin régulier et les lèvres fines portaient une moustache soyeuse et blonde. Rien dans son accoutrement, ne péchait contre les règles de l’art. Jusque dans le choix d’une cravate, il demeurait l’homme accompli des élégances.

Tout le long du trajet, de l’hôtel Windsor à sa résidence pompeusement perchée sur la colline, chemin Ste-Catherine, il demeura dans la même attitude prostrée.

Une fois, un frisson le parcourut, qui le secoua. Il venait de songer à demain. La perspective de l’avenir incertain lui fit peur.

Chancelant comme un homme ivre, il pénétra chez lui, et alla s’écraser dans un fauteuil du fumoir.

Il avait le vertige.

Toutes les fatigues de cette terrible nuit l’assaillirent.

Son être moral croula sous la pensée obsédante «Ruiné ! Tu es un homme Ruiné !»

— Quand Madame sera levée, dites-lui que je veux la voir, fit-il à son domestique.

— Madame a demandé de la prévenir dès que vous serez rentré.

— Ne l’éveillez pas. Attendez.

Mais quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que, sans bruit ou presque, la porte de la pièce l’ouvrit.

Une femme, en peignoir de dentelles, ses longs cheveux châtains flottant épars sur les épaules, se glissa jusqu’à lui.

Elle n’eut pas de question à poser. Sur les traits défaits, où se lisait l’angoisse de la bête traquée, elle lut la réponse, douloureuse et brutale.