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héritier d’une entreprise brillante qui fonctionnait d’elle-même seulement sur « l’air d’aller », comme disent quelques gens, il était de ces gens à qui tout sourit, et qui vivent dans le luxe comme on respire.

Les privations, il ne connaissait pas cela. Et maintenant, il était ruiné, bel et bien ruiné, sans un sou vaillant, acculé à la banqueroute. Qui sait, peut-être sera-t-il accusé d’avoir voulu frauder ses créanciers. Car Victor Duval s’était acharné avec une ardeur diabolique à l’enserrer dans des difficultés inextricables. Il avait pris tous les moyens pour arriver, même les moins avouables. Et il a d’autant mieux réussi que personne ne pouvait se douter du petit jeu qu’il jouait. Il opérait dans l’ombre, lentement, sournoisement, sûrement. Il n’était pas homme à se contenter des demi-mesures.

Ses contrats avaient tous un échappatoire pour lui. Ils contenaient tous un piège, savamment dissimulé, mais où l’on était tombé, lourdement, sans espoir d’en sortir.

Depuis la soirée mémorable de la fusion, Pierre LeMoyne avait conservé son attitude hébétée. Il avait essayé de réagir au début. Inutilement. Tous ses efforts s’étaient condensés en une rage d’enfant.

Germaine le voyait, l’œil terne, sans vie, indifférent à tout, refusant d’absorber aucune nourriture.

Elle voyait bien l’avenir en face, avec ses turpitudes et ses hontes. Elle non plus ne pouvait se résoudre…

Elle voyait les injures déguisées de celles de ses amies que son bonheur insultait… à, toutes les protestations de son orgueil elle opposait l’abjecte vision de sa pauvreté. Elle savait qu’elle le toucherait, lui. Elle savait aussi qu’il se réjouirait de sa déchéance. Il s’en réjouirait quand même ! Elle espérait, elle était sûre de trouver un défaut de la cuirasse, un endroit sensible… Et puis, s’il refusait, eh bien !… Il l’aura voulu.

Non… il céderait. Il était bon au fond. Tout ce qu’il voulait, c’était l’humiliation de sa démarche. Un jour ! oui un jour ! il le lui avait prédit. Si elle avait su ! Mais non !… C’est à cause d’elle que Pierre a été ruiné. Elle se devait en conscience d’expier… Et puis, avait-elle bien agi autrefois vis-à-vis de Victor…

Dans un lit dans la nursery une jolie tête blonde reposait sur les oreillers. C’était celle de leur fils Jacquot, trois ans dans deux semaines… Pauvre Jacquot !… qui grandirait comme les enfants des faubourgs… Et puis si Pierre était arrêté !… Elle frissonna.

Elle embrassa la tête blonde… et sortit.

Il était une heure…

— Monsieur Duval s’il vous plaît ?

— Il n’est pas ici…

— Ah ! Pourtant il m’avait dit…

— Si vous voulez l’attendre dans son bureau, je ne crois pas qu’il retarde.

Un quart d’heure après, Victor Duval, frais et dispos malgré l’agitation et la fatigue des derniers jours, entrait dans son bureau.

— Personne pour moi ?

— Oui, une dame ! Elle vous attend…

— Bien. Si quelqu’un d’autres vient, je n’y suis pas. Il ouvrit la porte.

Il avait recouvré sa maîtrise. Maintenant qu’il était en face du danger, il n’avait pas peur.

— Madame ! Pour vous ?

Il y avait dans son intonation quelque chose de sarcastique. Il accrocha sa canne et son chapeau à la patère, enleva ses gants, lentement, lentement, et s’assit à sa chaise, et s’accoudant sur sa table, il dévisagea longuement la visiteuse en face de lui.

S’il ressentit quelque émotion de cette visite si ardemment désirée, elle ne s’en aperçut pas. Ses traits conservèrent leur impassibilité.

— Madame en quoi puis-je avoir l’honneur de vous être utile.

Devant cet imperturbable calme et cette froideur offensante, elle ne savait quoi dire. Les mots avant d’arriver à ses lèvres s’étranglaient dans sa gorge.

— Je… je… suis venu… vous voir…

Comme autrefois elle s’était repue de sa souffrance, lui se repaissait de son trouble. Il savourait tout ce qu’avait d’exquis pour lui cette minute atroce pour elle…

— Vous venez pour ?

Elle continua de balbutier.

— Je vais vous aider. Vous venez me demander de vous rendre votre fortune.

— C’est cela.

— Et si je disais : Non.

— Je ne crois pas que vous le direz. Ce que je vous demande est trop peu de chose pour vous. Redonner une chance à mon mari. Ne pas résilier ces contrats simplement. Redonner le patronage de la Fluviale à la Fonderie Dollard.

— En effet c’est très facile. Aussi facile que c’était pour vous, de ne pas me tromper, me tromper indignement.