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serait plus qu’un automate que sa volonté à lui, et seule sa volonté, ferait agir. La haine qu’il portait au ménage Lemoyne, le désir de vengeance qu’il nourrissait, qu’il chérissait et dont il vivait, obstruait chez lui le sens de la morale et de la justice. Pour se venger tous les moyens étaient bons. C’était son but ultime dans la vie, la volupté intense qu’il en espérait…

Un jour, il reçut une invitation ainsi libellée : Mme Lemoyne donnait un grand bal à sa résidence d’Outremont. Elle avait ajouté quelques mots de sa main où elle faisait une allusion discrète au passé et espérait le compter au nombre de ses amis.

Il refusa. Quelques jours auparavant une interview de lui paraissait dans la « Presse » où on le qualifiait de Napoléon de la finance. Il songea que, par snobisme, elle voulait l’attirer à son char, et le lancer au nombre de ses admirateurs, dans le sillage de son charme et de sa beauté.

Il répondit poliment mais froidement, refusa net. « Je ne suis ni assez célèbre ni assez cultivé pour vous. J’ai conscience de n’appartenir pas à votre monde. Que voulez-vous qu’un campagnard mal dégrossi aille faire dans votre salon ? »

Et il s’enferma plus avant dans son désir de revanche.


— XIII —


« Monsieur mon grand ami, »

« Vous m’avez à maintes reprises fait des reproches parce que je vous remerciais de toutes vos bontés. J’affronte vos reproches une autre fois. Je vous remercie du fond de mon cœur, en cette veille de mon dernier jour au couvent de tout ce que je vous dois. C’est énorme, c’est incalculable, et je ne sais comment vous dire toute la gratitude de mon cœur.

Mon grand ami, ce sera demain la collation des diplômes. Demain je dirai adieu à mon Alma Mater, à ce couvent où j’ai connu de si belles heures, où j’ai vécu des années inoubliables. Leur souvenir changera dans ma mémoire, et il sera intimement mêlé au souvenir de l’homme que j’aime le plus au monde. J’aimerais beaucoup que vous veniez assister à la cérémonie. Je veux que vous soyez fier de votre petite protégée et que vous applaudissiez à mes succès.

Depuis deux ans vous ne venez plus me voir au parloir comme vous faisiez avant. Je croirais que vous m’oubliez si vos lettres périodiques ne m’apprenaient que vous pensez à moi. Je comprends que vous êtes pris par vos affaires. Je sais, on me l’a dit, que vous travaillez, malgré votre fortune, plus ardemment que le dernier des tâcherons. Je sais aussi que vous êtes triste parce que jamais je ne vous ai vu rire, ni même sourire. Je donnerais tout au monde pour vous savoir heureux car je devine que vous avez une grande peine. Je voudrais vous prouver ma reconnaissance en donnant ma vie pour vous, si vous le désiriez. Je vais, en attendant, me contenter de prier beaucoup.

Excusez, mon ami, le décousu de ma lettre, sans style et sans suite, et venez demain combler le vœu de celle qui vous aime de tout son cœur. »

PIERRETTE P.


Le « lutteur » lut la lettre machinalement. Il était absorbé par d’autres sujets : une importante entrevue pour le lendemain. Il prit une feuille de papier et griffonna :


« Ma petite Pierrette, »

« Je te remercie de ta bonne lettre. À mon grand regret, je ne pourrai te voir demain. Inclus un chèque. Après demain également je serai très occupé. Tu en profiteras pour faire tes emplettes, t’acheter de belles robes et aussi des petits souvenirs à ta famille. Jeudi matin viens me voir et nous dînerons ensemble. Je vais dire à « mémère » de nous préparer un bon petit « dîner ». »

VICTOR D.


Il expédia la lettre et réfléchit quelques instants sur l’étrange de sa conduite et de ses relations avec cette petite fille. L’échéance approchait. Il lui venait presque des remords de s’être engagé dans une aventure presque ridicule. Il pensait encore à l’épouser mais pour la forme seulement. Elle tiendra sa maison, un point, c’est tout. La compagne désirée ! la femme idéale ! Cela c’était quelque chose d’interdit, de prohibé pour lui. Il se demanda quelle mine elle avait ! C’était vrai qu’il ne l’avait vue depuis deux ans. Il envoyait sa ménagère à sa place et ne rappelait son existence que par de petits cadeaux mais fréquents.