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— Je savais bien que je t’aurais… À présent dans un mois, mon vieux, tu ne seras plus mon associé.

Dès les premiers jours, il s’aperçut que le Florence ne pouvait guère rapporter de revenus. L’intérieur n’offrait aucun confort aux passagers.

L’équipage, mal stylé, agissait à sa guise. Là où il ne fallait qu’un homme, il y en avait deux.

Victor Duval eut bien garde d’améliorer les conditions présentes. Il laissa les choses dans le « statu quo ».

À chaque occasion il amenait le capitaine au club. Celui-ci jouait et perdait. Il trouvait dans son associé, un bénévole et inlassable bailleur de fonds.

Arriva le jour de l’échéance.

Duval frappa le grand coup.

Il réclama sans délai l’argent avancé à diverses reprises et dont le total se chiffrait à quelques milliers de piastres.

Il se plaignit d’avoir été roulé, menaça de faire des procédures, et finalement offrit $25 000 pour la totalité des intérêts de Bellavance dans la Florence.

Pris à la gorge, incapable de se dégager de l’étreinte que chaque jour accentuait, le capitaine dut se désister de tous ses droits.

Victor Duval se trouva donc possesseur d’une petite flottille de trois unités. Janvier Brossard avait négocié pour lui l’achat de deux autres bateaux.

Le « lutteur », selon son habitude, quand un point important de finance réclamait son attention, s’enferma chez lui et passa toute la nuit, grillant cigares sur cigares, à étudier sous ses angles divers le problème qu’il voulait résoudre. Il s’agissait pour lui de convertir en recettes les déficits existants.

Le « Florence » amarré à son quai, une équipe de peintres et de décorateurs s’en empara qui en renouvela la toilette, ainsi qu’au « Madeleine » et au « Jupiter ».

Il mit à pied une partie du personnel. Il n’en conserva que ceux dont il avait éprouvé la compétence et l’ardeur au travail. Il nomma un nouveau chef d’équipe, jeune homme de 32 ans, marin depuis l’enfance, et dur à la besogne, dur pour lui-même comme pour les autres. Il organisa des cuisines, un buffet, engagea un orchestre permanent.

Ensuite de quoi il invita les représentants des journaux et quelques notables de la Métropole, pour une excursion diurne à Québec.

Elle eut le succès qu’il désirait.

Le lendemain, les gazettiers, enthousiasmés de l’accueil reçu à bord, de l’efficacité du service, de l’apparence coquette du petit palais flottant, firent un rapport élogieux et annoncèrent au grand public l’innovation due à Victor Duval.

Dorénavant le « Florence » entreprenait, de jour, le voyage entre Québec et Montréal. Un matin il partait de Montréal, l’autre matin de Québec. Une campagne de presse bien pensée suivit qui lança définitivement l’affaire.

L’objectif était atteint. Les déficits se muèrent en recettes, laissant de substantiels bénéfices.

En même temps, le « Madeleine », remis à neuf, fut affecté au remplacement du « Florence » entre Montréal et Trois-Rivières. Quant au « Jupiter », il sillonna quotidiennement le lac St-Louis et le lac des Deux-Montagnes, sautant à son retour les Rapides de Lachine.

Les touristes abondèrent et les voyageurs, et l’entreprise se développa tellement qu’elle devait en un espace de temps relativement court englober par la fusion tous les services de navigation sur les eaux intérieures du Canada.


— XII —


Quelques années ont passé. Si Victor Duval n’a pas d’amis, par contre il a beaucoup de « créatures ». Il possède une influence très étendue. C’est un personnage avec qui il faut compter. Il est mieux d’être avec lui que contre lui. Il subventionne des journaux, finance l’élection des députés qu’il fait ensuite agir comme des pantins grâce à ses ficelles, rend des services aux gens mal pris qu’il tient à sa merci par des écrits soigneusement préparés.

Il est présentement président et gérant général de la compagnie de Navigation Canadienne.

Lors d’un récent voyage en Angleterre, il a acheté pour le prix de la « scrap » une dizaine de paquebots en bon état de service… une occasion unique qu’il a saisie aux cheveux. Il les a fait réparer, remettre à neuf.

Il dessert maintenant toute la rive sud jusqu’à la Gaspésie. Il va même jusqu’à Terre-Neuve.

Ses concurrents ont vu d’un œil anxieux l’incroyable expansion de son œuvre. D’aucuns lui ont fait la guerre. Il l’a acceptée avec joie, voire avec volupté.