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portance du contrat et des autres qui s’ensuivraient, en lui faisant escompter une commission libérale décupla son zèle.

Quelques jours seulement après leur entrevue, Victor Duval qui ne s’absentait pas de chez lui où il travaillait avec acharnement à édifier la structure économique d’une firme financière, commerciale et industrielle qu’il rêvait colossale, reçut un appel téléphonique de Brossard.

Celui-ci lui mandait qu’il serait chez lui dans quelques minutes et qu’il avait son affaire en mains : « une véritable occasion ».

— La chance te favorise encore !

Ce fut son bonjour.

— Eurêka ! comme disait mon professeur de Belles Lettres…

— Ce qui veut dire…

— Que j’ai trouvé…

— Alors, assieds-toi, allume ce cigare et conte-moi cela.

— Le capitaine Bellavance qui possède un bateau d’assez fort tonnage est en besoin pressant d’argent. Son bateau fait le service de freight et de passagers entre Montréal et Trois-Rivières. Il a coûté $275 000. Avec $60 000 comptant tu peux acheter la moitié des intérêts de Bellavance. Il lui faut de l’argent d’ici une semaine.

— Je pourrai le voir ?

— Demain, si tu veux.

— Non. Pas demain ! Tu le verras toi-même. Laisse-lui entendre que je puis disposer de $50 000, pas plus.

— Ça va être dur. Il demandait $80 000, je l’ai amené à $60 000.

Duval se caressa le menton, fit quelques pas dans la pièce et poursuivit :

— Il a besoin d’argent. Donc, il n’est pas indépendant. Demain matin offres-lui $50 000. Demain après-midi, dis-lui que j’ai changé d’idée et que je ne veux, pour aucune considération, m’intéresser dans son entreprise. Ensuite, je ferai le reste.

Il fut fait tel qu’entendu.

Entre temps Victor Duval prenait ses informations. Louis Bellavance depuis la mort de sa femme cherchait à s’étourdir. Il négligeait ses affaires, buvait comme un polonais, et, s’était pris d’une passion violente pour le jeu. Tous ses gains y passaient. Quand arrivait l’échéance de divers billets qu’il avait signés, il se trouvait acculé à la muraille. Il avait une forte obligation à rencontrer la semaine suivante, et une autre dans un mois.

Duval en apprit assez pour avoir la certitude que dans un mois le « Florence » lui appartiendrait entièrement et uniquement.

L’entrevue avec Bellavance eut lieu dans une chambre d’hôtel, place Jacques-Cartier.

Duval avait fait préparer un contrat la veille, par son notaire. Il avait passé la nuit à en étudier les diverses clauses. Il en était satisfait. La teneur lui plaisait.

Le capitaine qui pouvait avoir une cinquantaine d’années était un ancien loup de mer, qui, grâce à son mariage, grâce aussi à un héritage s’était vu un jour possesseur d’un beau navire. Les affaires prospérèrent quelques années, puis par sa faute, elles se mirent à péricliter. Il les négligeait. Forcé de s’endetter pour se maintenir à flot, il se trouvait dans l’obligation de recourir à un tiers pour éviter la ruine. Il menait un train de vie ruineux, buvait, jouait, et son énergie à ce régime s’en allait graduellement. Il portait sur sa figure la trace, trace des tracas qui l’assaillirent ces derniers jours. Sa peau était parcheminée et la patte d’oie étirait le coin de ses prunelles… Ils grisonnait légèrement aux tempes et sur le sommet de son crâne la calvitie faisait de rapides progrès.

Duval examina avec soin îles papiers que lui présenta son futur associé… Il les discuta toujours avec son âpreté habituelle, laissant entendre que le marché n’était pas avantageux pour lui.

Une bouteille de cognac et deux verres sur la table composait une nature morte attrayante pour Bellavance.

À tout instant, Duval emplissait les verres.

— Une larme, capitaine.

Il ne se faisait pas prier, ingurgitait le liquide doré, et perdait un peu plus la tête chaque fois.

Quand il vit que le moment était venu de frapper le grand coup, que les yeux se faisaient plus petits, Duval étala les copies du contrat et fit sa proposition. Elle était à prendre ou à laisser.

— Cinquante milles piastres comptant. Pas un sou de plus ou de moins. Si ça vous va voici mon chèque accepté… Nous sommes co-propriétaires du Florence. Si ça ne vous va pas, ça m’est égal. J’ai d’autre chose en vue. Ça vous va ?

L’homme hésita, se gratta la tête.

— Si ça vous va dites-le, l’affaire est bâclée. Sinon…

Le capitaine prit la plume, signa les documents, et empocha l’argent…

Victor Duval pensa :