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— L’International monte encore.

— Vous auriez mieux fait d’acheter, M. Duval.

— Peut-être. Vous croyez cela normal cette hausse-là ?

Le courtier se contenta de branler la tête et retourna à son bureau.

100 à 298, 75 à 297½.

— Tiens ! ça baisse.

Mais au même moment, une autre vente s’effectua :

25 à 298…

Elle fut suivie d’une autre.

60 à 299.

Chez les clients qui regardaient leur sort se jouer sur ce banal tableau noir, les figures étaient tendues, les unes tourmentées, souffreteuses, les autres contentes, joyeuses…

Et toujours le télégraphe faisait entendre sa même chanson monotone, énervante, et trépidante :

Tic et tic, tic et tic et tic, tic et tic et tac.

À midi la cote était de 299.

Victor Duval alla luncher légèrement et revint reprendre son poste d’observation.

À la fermeture, la dernière transaction enregistrait 300.

— Encore, trois points et je suis lavé, soupira-t-il. Je recommencerai. Tout sera dit.

Au dehors, il acheta les journaux. Il en ouvrit un à la page des finances.

En grosses manchettes, sur huit colonnes, se lisait :


L’INTERNATIONAL IRON EST À LA HAUSSE !


Et, plus bas, sous forme de nouvelle, un entre-filet annonçait que cette firme avait conclu un important contrat avec la Russie.

— La débâcle est proche, alors !

Un journaliste, de ses connaissances, très versé dans les économies politiques et expert en matières de Bourse lui avait conseillé de toujours prendre la contrepartie des nouvelles de journaux, lorsqu’il s’agit de spéculations.

Comme de fait les jours suivants, après une faible tendance à la hausse, les stocks de l’International se mirent à dégringoler.

Une véritable panique se produisit à la Bourse et chez les courtiers. De petits spéculateurs qui avaient joué sur marge se trouvaient lavés de leurs économies.

Les stocks baissaient, baissaient, baissaient.

Des gens entraient dans les bureaux et en ressortaient la tête basse, avec des larmes dans les yeux.

Pas plus il ne s’était laissé émouvoir la veille, pas plus Victor Duval se laissait émouvoir aujourd’hui.

À ceux qui le conseillaient de réaliser il répondait :

— Attendez ! Le Krack ne fait que commencer. C’est un coup d’argent pour certains agioteurs, il faut que la baisse s’accentue encore. Il faut que ça tombe plus bas que 238.

Une semaine plus tard, l’International était à 220.

Il toucha alors son bénéfice. Il s’élevait à $93 000, ce qui lui faisait plus le montant investi $83 000.

— Maintenant, monsieur Boivin, j’achète…

— Quel montant.

— Tout mon avoir $83 000.

— Vous êtes fou.

— Non. Il faut absolument que la réaction se produise. La loi de l’équilibre… Le marché va redevenir normal. Vous vendrez à 240.

Quelques jours après l’International reprit son assiette et Victor Duval valait en argent liquide une couple de cent milles dollars.

Deux financiers se suicidèrent ; un caissier de banque se sauva au Mexique.

L’on sut plus tard que cet agiotage était le fait d’un groupe puissant de capitalistes de Wall Street et qu’il était dirigé contre un gros industriel que l’on voulait accoté au mur.

L’on avait réussi, mais en semant combien de ruines !


— X —


La chance inouïe, qui, à cette occasion, avait servi Duval, lui fit bien augurer de l’avenir. Dès lors, il eut, en son étoile, une confiance illimitée.

Il se rappela ce que son père lui avait dit sur le banc ensoleillé : « Tu devrais épouser une fille de chez nous. Tu n’es pas de leur monde. »

C’est vrai qu’il n’était pas de leur monde, mais il le devenait. Il commençait, presque du jour au lendemain d’appartenir à l’aristocratie moderne la plus puissante : l’aristocratie de l’argent.

Il savait qu’il n’en était qu’à ses débuts.

Il pouvait compter sur lui-même, sur la solidité de ses nerfs, qui avaient subi, sans tressaillir, l’épreuve dernière.