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Regardant monter la fumée de son cigare, il repassa ses premiers hauts faits.

Vite, il a retrouvé la confiance en lui-même que son déboire d’amour lui avait fait perdre. Si les premiers jours il s’est promené par les rues, timide et honteux, rasant les bâtisses, s’imaginant que les gens riaient de sa mésaventure, il s’est vite ressaisi.

Au bout d’une semaine, il était à l’œuvre. Les journaux dépliés devant lui, aux pages des petites annonces, il avait consulté la colonne des « emplois vacants ». Rien ne lui convenait. On demandait des barbiers, des bouchers, des journaliers, des plâtriers, des hommes de métier. Un entrefilet au bas d’une page : « Agent d’assurances… » avait attiré son attention.

Dès le lendemain, il se présenta au bureau de l’Inspecteur en chef de la province. La position lui sourit d’autant mieux qu’il devinait que c’était un labeur ingrat, plein de déceptions, et qu’il demandait pour réussir beaucoup de constance. Par contre, les gains étaient illimités. Il commença donc, étude faite des diverses propositions, sa chasse aux « risques ». Il ne s’occupait pas des petites gens. Il alla voir ceux qu’on appelle « les gros bonnets » et leur parlait de polices de $10 000, $15 000 et $25 000. Les rebuffades furent innombrables. Elles le laissèrent froid. En aucune façon, elles n’altéraient son imperturbable flegme. Il forçait les consignes, s’ingéniant à trouver un tas de petits moyens pour pénétrer chez les magnats de la finance. Il se sentait chez lui partout. Il multipliait ses visites, partait à bonne heure le matin, prenait une demi-heure pour dîner, rentrait pour souper tard dans l’après-midi, et le soir, dans la veillée, il relançait ses « prospects » à domicile.

D’aucuns le recevaient brutalement. Il leur répondait sur le même ton, appuyant ses démonstrations de coups de poing sur les tables. Tenant ses yeux rivés sur ceux de son interlocuteur, il entassait arguments sur arguments, et finissait par épuiser son homme qui, de guerre lasse, signait. Quelques-uns chez qui il avait frappé lui offrirent des situations avantageuses et d’avenir. Ils flairaient chez cet être lourd d’aspect des possibilités étonnantes. Ils étaient séduits, fascinés par cette ténacité qui ne se relâchait pas.

Mais toutes les propositions, si alléchantes fussent-elles, il les avait refusées.

Ce qu’il désirait, c’était d’être son maître et non le serviteur des autres. Cette sollicitation d’assurances n’était qu’une transition ; elle était un moyen non un but. Elle lui permettait d’observer mieux les hommes de commerce et de finance, de s’initier davantage aux secrets des affaires.

Le résultat de son ardeur ne manqua pas de se faire sentir. Dès la première année, il avait « écrit » pour deux cents mille dollars, chiffre doublé l’année d’après, quadruplé récemment. Au tableau d’honneur de sa compagnie il figurait comme le meilleur vendeur du Dominion.

Il venait d’offrir sa démission malgré les perspectives les plus attrayantes. On lui proposa la gérance générale pour la province de Québec.

— Merci ! j’ai mieux que cela.

En réalité, il n’avait rien en main.

Il consulta son livre de banque. Une transaction avantageuse : l’achat d’une maison dont le propriétaire, pris dans des difficultés d’argent, avait dû se défaire à vil prix, et que lui, Victor Duval, avait revendu à gros prix. Quelques prêts à taux usuraires à des compagnons de travail, ajoutés à ses commissions légitimes, le faisaient possesseur d’un assez beau capital.

Depuis quelques mois, il surveillait les fluctuations de la Bourse. Il s’était graduellement initié à ce genre d’affaires, par des lectures, par de fréquentes visites chez les courtiers, par des questions posées judicieusement à des personnes renseignées.

Un stock entr’autres l’intéressait. Depuis un mois il montait chaque jour de un, deux, trois, quelque fois quatre points. Il prévoyait là une inflation artificielle… Il avait atteint son maximum de hausse. Parti à 238 il était rendu à 293. Quelques informations de bonne source lui avaient permis de savoir que c’était là un « boum » non justifié.

Il supputa combien cela lui prendra pour vivre durant un mois et décida de jouer le tout pour le tout, de spéculer sur la baisse, d’après ses calculs, inévitable, baisse qui sera suivie elle-même d’une réaction… dont il tirera également profit…

Vers trois heures, il prit son chapeau et sortit. Il avait besoin d’exercice physique. La température était fraîche, invitante à la promenade.

Il prit la rue Sherbrooke. Elle affluait de promeneurs et de promeneuses. Il se surprit à admirer la démarche des jeunes filles qu’il croisait. Une fois, il se retourna et suivit des yeux une passante. Sa jeunesse comprimée réclamait. Il la fit taire.