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Elle éprouva une pitié intense et voulut mettre un peu de baume sur les plaies béantes.

— Mon pauvre Victor, il fallait bien en arriver un jour ou l’autre à cette solution. Notre idylle c’était quelque chose de beau, de trop beau ; ça ne pouvait durer. Nous étions jeunes tous deux, inconscients des exigences de la vie.

Dur, ayant repris la maîtrise de lui-même, il l’interrompit :

— Et pourquoi ? Ne m’aviez-vous pas promis de m’être fidèle toujours… de m’aimer toute la vie ! Vous sembliez sincère… Moi j’exige que vous teniez votre promesse… Vous m’aimez… tu m’aimes… Souviens-toi…

— J’ai cru vous aimer. Je ne vous ai pas aimé… Vous savez… à la campagne, on se laisse enthousiasmer facilement. J’étais ignorante du monde, vous en avez profité. D’ailleurs je vous ai dit que papa s’opposait à notre union. Qu’aviez-vous à m’offrir…

— Mon amour ! Le monde ! L’univers ! N’est-ce pas suffisant ?

— Ce sont des phrases… Nous ne pouvons pas, nous ne pourrons pas nous comprendre. Nous ne sommes pas du même monde. À la campagne, c’était bon… Pas à la ville… Vous êtes habitué à la pauvreté, moi au luxe. Vous êtes d’un milieu, moi d’un autre.

Son orgueil cravaché, se rebella.

— C’est cela ! Vous mariez une situation dans le monde. Ce qu’il vous faut c’est quelque fils à papa insignifiant qui porte de beaux habits, possède de belles relations, espère un bel héritage… Je vous ai suppliée tout à l’heure et j’en ai honte… Vous n’étiez pas digne que je vous épouse… Mais le mal que vous me faites… Je bonheur que vous me volez, vous me le paierez… Vous n’avez pas eu confiance en moi, suffisamment… pour m’attendre… Très bien… Mais… votre mari… quel qu’il soit, je le briserai… un jour… et je vous briserai avec… Le rang social ?… Quelle bêtise ! Ma famille vaut la vôtre… et je vous vaux mille fois… Parti de rien, j’irai plus loin que celui que vous avez choisi… Et vous regretterez… m’entendez-vous… vous regretterez…

Il parlait par phrases heurtées, saccadées, soulageant son cœur de toutes les pensées amères qui l’oppressaient… Et il la regardait… et il la contemplait… et il l’admirait… la trouvant plus belle qu’autrefois… plus fascinatrice, plus séduisante surtout depuis cette conviction de l’avoir perdue… Un autre que lui, la possédera…

Ses lèvres le narguaient en le tentant, ses lèvres purpurines et sensuelles…

Il s’approcha, lui saisit le bras, l’attira à lui, d’un mouvement brusque et sur ses joues, sur ses yeux, sur ses lèvres, il la baisa fougueusement, passionnément.

Il était pris de vertige, de folie. Il s’acharnait à vouloir retrouver sous ses baisers l’ivresse de jadis. Elle les subissait, mais n’y répondait pas.

— Laissez-moi cria-t-elle, laisse-moi.

— En voilà que mon successeur n’aura pas, siffla-t-il entre ses dents, en la relâchant.

Elle le souffleta de toute sa force…

Il la dévisagea, l’air hébété ; en se passant le revers de la main, lentement, sur sa joue chaude du soufflet.

Le bras tendu, elle lui indiqua la porte…

— Vous savez par où vous êtes venu…

— Vous… vous… me chassez…

— Je vous chasse.

Il se ressaisit, retrouva sa dignité, arrangea ses cheveux, redressa la taille, et ce fut d’un ton posé qu’il lui dit, en prenant congé.

— Vous me chassez ! Soit ! Mais un jour, vous viendrez vous jeter à mes pieds… vous viendrez me supplier… m’implorer… au revoir.

— Adieu !


— VII —


Si l’on eut demandé à Victor Duval quel trajet il avait accompli en quittant Germaine Bourgeois pour revenir à sa chambre, il n’aurait, certes, pu le dire.

Il arriva chez lui, tard dans la soirée. Il ne se rappela pas quelles rues il avait suivies, ni ce qu’il avait fait, depuis, que d’un geste, elle lui eut indiqué la porte. Il avait marché, marché, indifférent à tout, comme un automate.

Il ne souffrait pas. Il était dans une sorte de torpeur qui avait engourdi ses facultés sensitives et mentales.

Il éprouvait une lassitude physique profonde. Il était exténué, rendu à bout.

En l’apercevant gravir l’escalier d’un pas pesant, le corps raide, la tête droite, le chapeau sur les yeux, le regard vide, semblable à un somnambule, sa maîtresse de pension qui le croisa sur le palier, ne put s’empêcher de s’écrier :

— Qu’avez-vous donc, Monsieur Duval, êtes-vous malade ?