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aux positions, occupation démoralisatrice surtout, comme c’était le cas, dans une période de marasme commerciale.

À toutes les portes qu’il frappait, on lui faisait la même réponse :

— Le personnel était au complet, les affaires étaient mauvaises… Peut-être plus tard…

Chaque soir il rentrait à sa chambre, les mains vides, pas plus avancé que le matin.

En passant près d’une maison en construction, il s’arrêta. Un homme l’aborda.

— Cherchez-vous de l’ouvrage ?

— Qu’avez-vous à m’offrir ?

— J’ai besoin d’un journalier pour faire des formes pour le ciment. Y a de l’ouvrage rien que pour une semaine.

— Combien ça paye ?

— Deux piastres et demie par jour. Êtes-vous prêt à commencer tout de suite ?

Il enleva son veston, retroussa ses manches de chemise. Ce fut sa seule réponse.

Il s’étonna de constater que les trois manœuvres qui travaillaient avec lui étaient satisfaits de leur sort et que leur idéal n’allait pas plus loin pourvu que le chômage ne soit pas trop fréquent.

Il ne put comprendre leur état d’âme.

Le troisième soir, en entrant à sa chambre, il trouva une lettre pour lui, préalablement adressée à Saint X… et qu’on lui avait fait parvenir.

À l’écriture, il reconnut qu’elle était de Germaine. Elle lui contait sa promenade à Montréal où elle séjournerait probablement un mois. Elle s’y amusait beaucoup. À un grand bal donné en son honneur elle avait fait la connaissance d’un jeune homme charmant, fils de millionnaire, et qui s’intéressait beaucoup à elle. Elle terminait toutefois en le rassurant. Personne ne serait capable de lui faire oublier celui dont l’amour avait parfumé sa jeunesse.

De nouveau, la crainte l’envahit. De nouveau, il la surmonta.

Sa semaine terminée, il retira son salaire. On était au jeudi.

Il entra dans une banque, y déposa ses économies de l’hiver et ne garda sur lui que la somme qu’il venait de gagner. Il avait la ferme intention de ne vivre qu’avec ses gains futurs.

Comme il était à bonne heure, il allait faire un tour sur la Terrasse. Il s’accouda à la balustrade de fer et regarda le port.

Un bateau en partance pour l’Europe contournait l’Île d’Orléans.

Cela lui donna l’idée de visiter le port.

Qui sait ? Peut-être là serait-il plus chanceux qu’ailleurs. Peut-être pourra-t-il partir lui aussi, vers ces mondes mystérieux, loin, bien loin, par delà le fleuve, par delà le golfe, par delà la mer…

Avait-il un pressentiment ? Un embaucheur lui offrit une situation de « stoker » à bord d’un navire marchand. C’était dur, mais payant.

Le paquebot partait le lendemain. Il signa son engagement. Le voyage était long. Peu lui importait. Une occasion s’offrait de voir du pays, de se renseigner, d’étudier sur place les mœurs et les conditions économiques des nations qu’il ignorait.

Il remit sa chambre, écrivit un petit mot à sa famille, une longue lettre à Germaine, et le cœur allègre, s’embarqua.

Ce que fut la traversée, sa première traversée ? Un enfer. La mer fut houleuse, mauvaise continuellement.

Peu habitué à ce genre de travail, lui, l’homme du grand air, l’amant de la liberté, il se coucha, tous les soirs, son quart fini, épuisé de fatigue. Le torse complètement nu, brûlé par la chaleur intense des fournaises, l’esprit alourdi par la monotonie d’une besogne déprimante, il était devenu un automate, une machine dont la fonction unique consistait à approcher le charbon à l’aide de longues pelles, et, à satisfaire, Vulcain moderne, l’estomac gigantesque du monstre de fer.

Dans la flamme rouge, bleue, jaune et blanche, il voyait se dessiner des figures simiesques. Il avait des hallucinations : la fièvre le rongeait…

Une journée, il craignit d’être malade. Il ramassa toute son énergie, la tendit vers la résistance, surmonta le dégoût physique que lui inspirait ce travail implacable, songea aux belles pièces blanches, et aux jolis billets bleus qui le récompenserait, et, s’y habituant, il y trouva un certain charme.

À la première escale, il eut deux jours de congé. C’était à Liverpool. Il erra par la ville, s’attabla dans les « saloons » où il n’absorbait qu’un verre de bière de temps à autre parce qu’il était parcimonieux de ses finances, essaya d’entamer la conversation avec d’autres matelots s’initiant à la possession d’une langue inconnue pour lui : l’anglais.

Pendant deux ans, il vagabonda de par le monde, sillonnant les mers.

Il connut des nuits de velours sous les tropiques, nuits inciteuses de volupté… mais