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pars bientôt. Crée-toi un avenir et viens me prendre après. Quelques années c’est si tôt passées. Saches tout ce temps que je pense à toi, que je t’aime et cela te donnera du courage… C’est entendu ?

— C’est entendu puisque tu me le demandes. Dans quelques années je viendrai et je te dirai : Voici ce que j’ai accompli. Mais, ajouta-t-il, et ses yeux prirent une expression sévère et froide, si tu me trompes… Moi je t’aime pour la vie. Si tu t’es jouée de mon cœur pour tuer les heures fades de ta solitude… tu m’en rendras compte…

Il se radoucit et continua :

— Mais je te dis cela inutilement. Au revoir, Germaine.

— Au revoir.

Elle avait de grosses larmes dans les yeux.

Quelques jours après il quitta St. X… à son tour pour aller hiverner en chantier.


— V —


L’hiver passa rapidement. Promu au grade d’assistant-contremaître, il avait vu ses gages augmentés. Il consacrait ses temps libres à la lecture. Il lisait passionnément tout ce qui lui tombait sous la main, des journaux, des revues et des livres qu’il se faisait expédier de Québec. Avec Germaine, il entretenait une correspondance suivie. Il lui racontait son existence et mêlait à un lyrisme éthéré des détails d’un « terre à terre » puéril. Il lui contait ce qu’il gagnait, l’argent qu’il mettait de côté et qui formait, comme il disait, « leur fonds matrimonial ».

« …Dans trois ans, je reviendrai. Tu auras vingt et un ans. Tu seras majeure. Dans trois ans, je serai en mesure de t’installer en reine, chez toi. Alors, nous travaillerons à devenir les premiers dans notre pays. Tu vas rire de moi peut-être, mais il faut que je te dise quelle est ma devise : « Ce qu’un autre a fait, je puis le faire ». Et en répétant cette phrase constamment, je finirai par aller très loin. Dans quelle branche de commerce ou d’industrie dépenserai-je mes activités ? Je ne le sais pas encore. Je vais me ramasser un magot d’abord… ensuite… »

Les réponses arrivaient régulièrement. C’étaient des retours sur le passé, des réminiscences de jours heureux. Elle lui disait aussi la vie qu’elle menait. Elle recevait beaucoup ; elle sortait beaucoup. Elle lui apprit incidemment que désormais son père s’appelait l’honorable monsieur Bourgeois. À lire les relations, Victor avait parfois des moments où bouillonnait en lui une rage de brûler les étapes. Il éprouvait une sensation de peur. Il craignait un malheur. Il imaginait, dans la grande salle du Château, sa bien-aimée tourner au bras d’un autre au son des musiques lascives.

Il voyait, comme au soir, les papillons autour des lampes, des jeunes gens fats et fades se presser autour d’elle.

Il chassait vite ces images. Il n’avait pas peur de la comparaison. Il était sûr de son cœur, et, dernière raison qui le rassénérait, elle était si jeune, si jeune.

La drave finie, une tentation folle l’envahit d’aller sonner chez elle… Il y succomba.

La bonne l’avertit qu’elle était en promenade, à Montréal, depuis deux jours, et qu’elle y séjournerait une semaine.

Il sauta dans le premier train pour Valclair et, de là, se rendit à St. X… Il trouva la mère malade. Il ne s’inquiéta pas outre mesure, passa une journée chez ses parents, sentit la morsure de l’ennui l’attaquer au cœur, fit une promenade au Plateau qui lui parut terne et triste, comme un cimetière, et, le lendemain matin, reprit le train pour Québec.

— Où vas-tu ? lui avait demandé le père.

— Je ne le sais pas.

Où il allait ? Il allait à la conquête de la vie. Il allait à la poursuite de la fortune. Il entrait dans la mêlée, décidé à faire son chemin et malheur à qui se posera en travers de sa route.

Il partait, confiant en lui-même, ne redoutant ni les événements ni les gens.

Et à l’avance, à l’idée de la lutte qui s’annonçait, à l’idée de débuter seul, sans appui, sans protecteur, il sentait déjà la fièvre le gagner. Il avait hâte des premiers déboires pour la satisfaction de les surmonter.

Son ambition devenait de plus en plus démesurée. Il la cultivait ; il la chérissait.

« Il n’y avait qu’une femme que je pouvais aimer et, dans ma condition, c’était la dernière à m’aimer. »

Ces pensées roulaient dans sa tête pendant que le train l’emportait définitivement vers la ville. Un champ d’action illimité s’offrait à lui d’où naîtrait le labeur ardu, âpre, acharné.

Il avait soif du travail, du travail réconfortant parfois, mais plus souvent douloureux et cruel.

De retour à Québec, il se loua une chambre dans la Basse-Ville et commença la course