Page:Paquin - Le lutteur, 1927.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il se tranquillisa vite en songeant que bientôt il quitterait la campagne définitivement, sa nomination de conseiller législatif n’étant qu’une question de mois. N’ayant plus d’élections à subir, il n’avait aucune raison à cultiver une population qui l’embêtait.

Sans plus s’inquiéter du sort de Germaine, il était parti le matin pour Québec afin de régler quelques affaires personnelles. Prise bientôt dans le tourbillon des réceptions et des fêtes mondaines, elle oubliera vite son idylle villageoise, si, toutefois, idylle il y a.

La chaloupe gisait sur la grève, couchée sur le ventre. Victor la mit à l’eau, fit embarquer la jeune fille et s’installa aux rames.

La marée avait fini de monter. Elle se retirait lentement, découvrant la tête des plus hautes roches.

— Combien de temps ça va nous prendre ?

— Une grosse heure au moins. Moi, à votre place, je changerais d’idée. On va avoir de l’orage et ça ne sera pas long.

— Avec vous, je n’ai pas peur de rien.

L’air devenait de plus en plus suffocant. De l’autre côté du fleuve, large à cet endroit de dix milles, le ciel était noir, d’un noir profond, un noir de funérailles.

— Regardez les nuages. On n’aura pas le temps de se rendre au Cap.

Le noir avançait vers eux au-dessus du fleuve ; la surface de l’eau s’irisait. On devinait des vagues dans le lointain. Elles se rapprochaient. Où il voguait l’eau s’agita ; elle ondula. Un coup de vent. Là-bas, les vagues grossirent. À leur crête on distinguait les moutons blancs. Une goutte d’eau tomba et fit sur le banc de la chaloupe une tache large comme un dix sous. Une autre tomba. Puis une autre.

Le tonnerre se fit entendre en sourdine.

La vague maintenant faisait danser la chaloupe.

Le chemin de fer qui va de Québec à Valclair, construit depuis huit ans à peine, longe le fleuve à cet endroit. On y trouve çà et là, le long de la voie ferrée, des « shacs » abandonnés qui ont servi à abriter les ouvriers durant l’époque de sa construction.

Tout en ramant, Victor surveillait le rivage pour atterrir vis-à-vis le premier abri.

Tout le fleuve était sombre. Le tonnerre gronda plus fort. Un zigzag de feu stria l’horizon. L’orage éclata.

Il enleva vite son veston et le jeta à Germaine.

— Tenez ! couvrez-vous.

Elle était pâle de peur, mais s’efforçait à sourire.

— Bougez le moins possible, cria-t-il.

Il dirigea l’embarcation vers la terre, en louvoyant pour empêcher les vagues de le prendre en flanc.

Le vent siffla puis se tût. L’air fraîchit. En un instant toute la chaleur du jour s’évanouit.

Drue, aveuglante, la pluie tomba ; elle faisait en tombant un crépitement sinistre.

— Une seconde et j’accoste.

Quelques coups de rame, et la pince de la chaloupe glissa sur le sable.

La mer s’était retirée sur une distance de cent pieds. Le sable était tout imbibé, presque boueux. Il remarqua que la jeune fille était chaussée de légers souliers blancs et qu’elle risquait en s’aventurant sur ce terrain non seulement de les souiller mais de les laisser là.

Il se pencha vers elle :

— Voulez-vous ?

Sans attendre de réponse il la souleva entre ses bras. Il la recouvrit de son veston. Il soutint le panier par l’anse avec un de ses doigts replié en crochet.

La pluie était furieuse ; elle lui fouettait le visage. Malgré sa force, il avançait péniblement. Non que son fardeau fut lourd, mais de la sentir là près de lui, d’entendre battre son cœur, de respirer presque son haleine lui faisait affluer le sang au cerveau. Ses tempes battaient… ses jambes étaient molles… Il était oppressé, haletant.

L’orage maintenant battait son plein. Les éclairs déchiraient le firmament suivi de grondements à rendre sourd.

Enfin il atteignit le « shac ».

Il ne la déposa pas par terre. Il était affolé, troublé par cette chair qui le frôlait.

Subitement, sans savoir ce qu’il faisait, il pencha sa tête vers la sienne ; ses lèvres cherchèrent les siennes, les baisèrent éperdument.

Elle était plus pâle que tantôt. Elle ne se déroba pas. Les lèvres purpurines frissonnèrent sous le baiser. La gorge sèche, la voix rauque, il balbutia :

— Germaine, ma Germaine ! Ah ! comme je t’aime ! comme je t’aime !

Puis il se ressaisit et eut honte de lui-même. Il la déposa par terre et lui composa un banc rustique à l’aide de bouts de planches qui traînaient. Leur abri, qui n’avait ni porte ni fenêtres, était situé près du roc, qui le surplombait, à pic. Le bruit du tonnerre