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roulèrent devant lui, non plus celles plutôt monotones de son enfance, mais celles mouvementées, captivantes de sa jeunesse aventureuse et tourmentée.

Du passé encore proche, des années, des mois et des jours reculèrent. Il les revécut.


IV

LA REPRÉSENTATION CONTINUE…

— I —


Il défit le paquet des lettres mauves. Pourquoi avait-il conservé ces lettres ? Il se posa la question et ne trouva pas de réponse. Pas plus, il n’avait cherché à la revoir, pas plus, il n’avait relu ces pages.

La première était datée de Québec… un vendredi, un treize. Il en fit la constatation pour la première fois. Elle l’amusa car il se moquait des superstitions. Cependant, il trouva la coïncidence étrange. Il palpa longuement le papier et fut surpris de ne ressentir aucune émotion.

Pourtant, un soir dans une salle d’étude, une couventine au teint diaphane, aux yeux purs de vierge qui ignore la vie, s’était penchée sur ce même petit morceau de papier et lui avait écrit, à lui, Victor Duval, le fils d’Elzéar Duval, ce naïf aveu…

Il se rappela qu’au bureau de poste, quand il retira cette lettre dont l’écriture lui était inconnue, et, que, l’ayant décacheté, « Votre petite amie Germaine », un tremblement avait saisi ses doigts et voilé ses yeux.

C’était une journée grise d’automne, quelques mois après sa première visite au Plateau, deux semaines après le départ de Germaine. Une tristesse sans cause l’avait assailli depuis le matin. Son âme avait prise la couleur du temps. La nature triste infiniment sous un ciel bas, sans lumière, distillait le spleen et l’ennui.

Tout le jour, il avait erré au hasard, l’âme en peine, revivant des journées radieuses, si proches, et qui, déjà, semblaient si lointaines. Un vide immense trouait sa vie.

Les bras ballants, il s’était acheminé vers le bureau de poste, le train du soir parti, dans l’espérance problématique d’avoir de ses nouvelles. Elle lui avait écrit. Elle pensait donc à lui. Elle lui contait son ennui au couvent, le regret des derniers jours d’été, ceux où ensemble ils avaient vagabondé par les champs et par la grève.

Cette lettre, sa première lettre, il l’avait lue, il l’avait relue, dix fois, cent fois. Il l’avait portée à ses lèvres la baisant pieusement comme si elle conservait un peu de la douceur des mains qui l’avaient touchée.

Après cette première entrevue sur le Plateau, il n’avait cessé de songer à la petite fille aux yeux violets, glauques par instant et dont la prunelle renfermait à la fois la lumière des jours clairs, le calme des soirs pâles et le charme des nuits d’émeraude.

Quand il travaillait aux champs, soit qu’il labourât, tenant serrés entre ses mains robustes les manchons de la charrue, les cordeaux autour du cou, suivant le sillon qui s’ajoutait aux autres, nouvelle vague brune ouverte par le soc ; soit encore qu’assis sur le siège de fer de la faucheuse, conduisant ses chevaux, il allât dans les champs de foin, couchant par terre le trèfle et le mil ; ou bien qu’à l’aide de fourche longue il entassât dans la grande charrette les « veilloches » odorantes, c’était à elle, qu’il pensait, toujours à elle. Il accomplissait sa tâche machinalement, l’esprit absent, tenant intérieurement des dialogues dont il formulait et les questions et les réponses.

Le dimanche qui suivit, il était redescendu au Plateau dès après dîner.

Le député assis sur la véranda parcourait les dernières nouvelles dans un journal de la veille.

— Bonjour, Monsieur Bourgeois, lui dit-il du chemin. Une belle journée.

— En effet.

— …C’est du beau temps pour les foins.

— Êtes-vous avancé chez vous ?

— On va engranger cette semaine.

Il se tenait accoudé à la barrière, dont il faisait jouer la clanche, machinalement, avec ses doigts. Il n’osait pénétrer sur le terrain, ni s’informer de Germaine… Il cherchait un motif à sa visite et regardait obstinément vers la porte d’entrée.

Soudain une voix qu’il aurait reconnue entre cent mille lui cria :

— Bonjour Victor ! Vous n’entrez pas ? Invite le donc, papa ?

Et dans l’embrasure de la porte, elle apparut, claire comme un matin d’été.

Il n’en attendit pas d’avantage. Il poussa la barrière et s’engagea dans l’allée.

Ne sachant trop quoi dire, il parla des travaux de la semaine qui s’annonçaient pressants.

— Je crois bien que d’ici quelques jours le travail va durer d’un soleil à l’autre. Vous n’avez jamais vu faire les foins, Mademoiselle Germaine ?