Le lutteur les regardait défiler et se surprenait parfois à rêver à la douceur de la maison qu’un sourire féminin enjolive et égaye.
Au port, les lourds camions passaient, ébranlant la chaussée. Ils étaient chargés à leur capacité. Des trains entiers entraient et sortaient des hangars immenses. Des grues métalliques fouillaient le ventre des paquebots pour en vider les entrailles. Ceux-ci ressemblaient à des poissons géants flottant à la surface de l’eau.
Le quai Patricia avançait en plein fleuve. De chaque côté les vaisseaux-palais de la Fluviale étaient amarrés. Ils étaient tous de couleurs uniforme : chocolat et blanc. De quelques-uns, qui s’appareillaient à lever l’ancre, une fumée s’élevait qui tachait de gris ou de blanc le bleu ardent du ciel.
— Descendez-vous quelque part, monsieur Duval ?
— Non ! Faites le tour du quai et retournez chez moi.
C’était un caprice que cette visite au port. Il l’accomplissait pour la joie orgueilleuse du propriétaire qui contemple son bien. Uniquement. Il l’éprouvait avec intensité cette joie, en se disant mentalement, devant chaque unité : « Ceci est en moi ».
Après s’être débarrassé de ses vêtements de ville et avoir revêtu une robe de chambre en soie noire, Victor Duval, une fois chez lui, appela sa ménagère.
— S’il vient quelqu’un pour moi, je n’y suis pas. Si l’on m’appelle au téléphone, faites la même réponse… Mon courrier est-il dans le bureau ?
— Il est sur votre table.
En effet plusieurs enveloppes traînaient sur la table. Il les parcourut sans les décacheter sauf deux auxquelles il s’arrêta. L’une était de son frère Albert. Il la décacheta. Encore la même chose : demande d’argent, récriminations sur l’état peu prospère de ses finances.
Le financier frappa du poing sur la table. Il sembla agacé.
— Pourtant ! je leur ai dit de ne plus me badrer.
Il prit une feuille de papier, traça quelques mots, sortit son carnet de chèques, en remplit l’un qu’il signa déposa le tout dans une enveloppe.
— Cette fois, c’est la dernière pensa-t-il. Qu’ils fassent comme moi au lieu de m’envier.
L’autre lettre était signée Pierrette : lettre timide, candide qui amena sur ses traits une expression moins dure.
Pour narguer une certaine grande dame qui l’avait dédaigné, qui s’était moquée de lui, alors qu’il était pauvre, Victor Duval, il y a quelques années, avait fait instruire une jeune fille de cultivateurs pauvres qui habitaient non loin de ses parents. Il avait l’intention d’en faire sa femme, la femme la plus adulée, la plus comblée, devant qui Montréal, tout Montréal, et Québec tout Québec s’inclinerait parce qu’elle serait Madame Victor Duval et qu’elle aurait beaucoup d’argent. Cette perspective lui réchauffait le cœur de voir toutes ses grandes dames pédantes, vaniteuses et snobs faire la courbette devant Pierrette Potvin, la fille d’Hector Potvin, petit habitant du quatrième rang. Il se délectait à la pensée d’imposer la première venue, et cela pour les humilier à toutes ces personnes fières et entichées de leur rang social.
Mais quand Pierrette est revenue du couvent, ses études terminées, elle était transfigurée. Elle s’était affinée. Son goût s’était développé, sa culture s’était étendue. Il eut peur de finir par l’aimer. Dans son for intérieur il croyait ou plutôt s’ingéniait à croire qu’une femme puisse aimer avec désintéressement, sincèrement… comme… lui aimerait… s’il pouvait aimer. Pierrette qui avait maintenant vingt-deux ans lui écrivait régulièrement, de belles lettres naïves, tendres, délicates où par des allusions discrètes, elle trouvait moyen de le remercier chaque fois de tout ce qu’elle lui devait. On avait dit au lutteur qu’elle l’aimait, qu’elle serait pour lui l’idéale… il n’en voulait rien croire et n’en continuait pas moins de lire avec un plaisir chaque fois plus grand les relations qu’elle lui faisait de son existence calme…
Il parcourut sa lettre, qu’il froissa et jeta au panier ainsi qu’il faisait de sa correspondance.
Mais il lui vint une idée qu’il caressa… et qu’il rejeta… pour la reprendre et la rejeter à nouveau.
Dans un tiroir de son secrétaire, il y avait une boîte en acajou fermée à clef. Il la prit, l’ouvrit. Un parfum affadi par les années s’en dégagea. Il y avait dans cette boîte ou plutôt ce coffre, pour tout trésor, deux paquets de lettres attachées ensemble par un ruban. Les unes étaient mauves. Les autres blanches.
Il les étala sur la table. À l’aide de ces documents, il continua la représentation de la veille. Ce furent d’autres scènes qui se dé-