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Et tout à coup sa voix s’étrangla… il balbutia :

— Soit ! Demain, si vous me le permettez, nous dînerons ensemble… Je vous écouterai… C’est vrai… Il y a bien dix ans que je ne vous ai vue ?… Vous m’invitiez ?… je n’ai pas voulu avant d’avoir…

Et soudain, avec une douceur et une ferveur dans la voix dont on l’eut cru incapable, il murmura : Bonsoir, Germaine, vous que j’avais espéré un jour appeler : « Ma Germaine »…

Il raccrocha le récepteur et demeura longtemps, les yeux clos, le front appuyé dans la paume de sa main droite…

Ce qui venait de se passer en lui ? Une foule de sentiments, divers, complexes, l’avaient envahi qu’il ne put contrôler… un peu de pitié venait de s’infiltrer en ce cœur d’homme que tous croyaient de pierre… presqu’un remords… un regret à coup sûr de la satisfaction trop éclatante exigée d’une blessure lointaine d’amour propre… un peu d’énervement aussi… pas beaucoup… Une hâte du lendemain, mêlée de peur… Revoir après dix ans celle que jamais depuis ce temps il n’avait voulu rencontrer… la revoir à sa merci, domptée, presqu’à ses genoux… la revoir suppliante à son tour elle qu’un jour il avait suppliée… une affre le secoua…

Si LeMoyne se suicidait ?

Et après ? Le beau malheur ! Non ! C’est lui, lui seul qui en porterait le poids… Pourtant, s’il disparaissait !… Un sourire cruel effleura ses lèvres, qui disparut aussitôt.

Il prit l’appareil téléphonique, donna un numéro à la Centrale et attendit.

Il reconnut au bout du fil, la même voix de tantôt.

Il eut envie de raccrocher… mais n’en fit rien.

— C’est Victor Duval qui parle. Mon auto ira vous prendre chez vous demain à midi… D’ici là soyez sans crainte… Je crois pouvoir vous rendre le service que je vous soupçonne d’exiger… À demain.

Ce fut tout. Il avait recouvré la maîtrise de lui-même. Maintenant, il était plus léger, plus dispos… L’émotion était disparue que lui avait causé le timbre clair de la voix fraîche encore. Cette voix l’avait attendri un peu ; il avait cessé pour un instant d’être la brute humaine, la brute intelligente, qui n’a pas d’âme, qui n’a pas de cœur, qui n’a qu’un cerveau implacablement appliqué aux affaires.

Dans l’entourage du « lutteur » tous le craignaient à cause de sa froideur. Tout d’une pièce, parlant peu, pas communicatif il ne riait jamais et conservait en toute occasion son impassibilité déconcertante.

Lui-même s’étonnait d’avoir été la proie de sentiments qu’il méprisait. Il les attribua à la fatigue et à l’exaltation d’un triomphe récent qui l’avait rendu plus émotif. Se levant, il appuya sur le bouton électrique.

Le même jeune homme de tantôt apparut à nouveau.

— Lucien est-il dans l’antichambre ?

— Non, monsieur, il attend dans l’auto.

— Dites à Gingras que je serai absent une semaine. Je lui laisse le soin de mes affaires.

Il n’était pas fâché de laisser voir au gérant qu’il lui avait redonné sa confiance. Celui-ci déploierait au travail d’autant plus d’énergie qu’il avait à se faire pardonner.

Il prit son chapeau et, avant de quitter le bureau, alluma l’un de ces cigares longs et noirs fabriqués spécialement pour lui et que personne autre ne fumaient tant ils étaient forts, entêtants et acres.

En passant dans l’antichambre, il dit à l’une des sténographes, une jolie blonde aux cheveux frisés et qui regardait le patron chaque fois, avec des yeux brillants de fièvre :

— Vous avertirez ma secrétaire, Mlle Thérèse, de préparer un communiqué pour les journaux. Elle sait à quoi s’en tenir. La jeune fille balbutia une vague réponse, et Victor Duval, sortit du bureau pendant que tous les regards l’accompagnaient jusqu’à la porte.

Lucien, en le voyant, sauta vivement de son siège. Il ouvrit la porte de l’auto, porta militairement la main droite à la visière de sa casquette en chauffeur bien stylé, et retourna prendre sa place au volant.

— Où vais-je vous conduire ?

— Au quai Patricia où sont amarrés les vapeurs de la Fluviale…

Il était près de cinq heures de l’après-midi.

L’ouest de la rue Ste-Catherine fourmillait de femmes qui venaient de magasiner, créatures de tout âge et de toutes conditions et dont les emplettes à faire constituent un prétexte pour quitter le logis. Il y avait également d’autres promeneuses dont le but unique, en déambulant sur les trottoirs se résumait à faire admirer leurs toilettes. Elles se rendaient soit chez les pâtissiers soit dans les hôtels fashionables accomplir cette importante fonction de la vie d’une jeune femme : prendre le thé.