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Puis, interdit, humble, il demeura penaud, interloqué d’être surpris sur un terrain qui ne lui appartenait pas. Il balbutia :

— Excusez-moi si j’ai pénétré chez vous. De cette hauteur, la vue est belle.

Elle continua à le regarder, et un sourire fit relever le coin de ses lèvres fines et creuser deux fossettes dans ses joues soyeuses.

Enhardi par ce sourire, il continua :

— Vous m’avez donc reconnu que vous m’appelez par mon petit nom ?

Et aussitôt, il descendit la butte en courant, mit une main sur la pagée supérieure de la clôture, et, se ramassant, d’un geste souple, les deux pieds en l’air, il la franchit d’un bond.

Il se trouva près d’elle. La même gêne de tantôt l’envahit.

— Et oui, je vous connais bien. Nous sommes des voisins… C’est vous que j’ai couronné à une distribution de prix à l’école… Vous étiez le premier de votre classe… Allez-vous au collège ?

Ce fut d’une voix sourde qu’il répondit :

— Non.

— Pourquoi ne faites-vous pas votre cours complet. Avec un talent comme vous avez, vous réussirez. M. le vicaire qui vient souvent veiller à la maison a dit à papa que c’était malheureux que vous ne finissiez pas vos études… Il a dit que vous aviez un grand talent…

Le jeune homme rougit. Ce compliment indirect le flattait, mais aussi, ouvrait en lui, la plaie secrète.

Elle continua :

— Voulez-vous Papa va s’occuper de vous… Il pourrait peut-être vous placer dans un collège…

Énergique, péremptoire, un « non » lui vint aux lèvres, qui n’admettait pas de réplique.

Un silence plana entre eux. Victor détourna les yeux et de nouveau regarda vers le fleuve. Cette créature frêle, exquise en sa jeunesse que dévoilait la taille, le troublait. Une sorte d’éblouissement lui venait, un vertige… Il sentait ses joues brûlantes… une chaleur était dans ses veines et ses artères… C’était comme s’il y eut circulé du feu liquide au lieu du sang.

— Pourquoi ne venez vous jamais nous voir, Victor, lui demanda-t-elle… C’est ennuyant d’être toute seule. Ici il n’y a personne pour me tenir compagnie… Nous sommes voisins et presque du même âge…

— Pas de la même condition.

— À la campagne, ça n’existe pas. Nous irions ensemble nous promener, nous irions cueillir des framboises… dénicher des nids d’oiseaux… J’aimerais cela prendre des petits oiseaux pour les encager…

— Ces plaisirs ne sont pas de votre âge. Vous n’êtes plus une fillette.

— C’est vrai. Quinze ans…

— À quinze ans, on est presque femme…

— Vous, quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans aujourd’hui. C’est ma fête. C’est pour cela que j’ai pris congé. Vous allez encore au couvent ?

— Oui. Pour un an. Je vais graduer l’an prochain. C’est jeune ? Voulez-vous, nous allons faire route ensemble jusqu’à la maison. Aimez-vous les fleurs ?

— Non. Parce qu’elles n’ont aucune utilité.

— Comment ? Aucune utilité ? C’est la parure la plus belle de l’Univers.

Il eut soudain l’envie de lui crier :

— La plus belle parure de l’Univers, c’est vous ! Vous qui faites oublier la splendeur de ce paysage, vous aux genoux de qui l’on pourrait passer sa vie, rien qu’à vous contempler…

— Donnez-moi la main, lui dit-elle et venez admirer mes rosiers. Dans quelque temps lorsque toutes nos fleurs seront épanouies vous me direz si cela ne vaut pas la peine.

Innocemment, elle lui tendit sa petite main. Il la prit dans la sienne, qui était large et où elle se perdit. Il l’accompagna jusque chez elle.

Le toucher de cette chair sur sa chair lui fit battre le cœur violemment. Il en percevait les battements, distincts, durs, saccadés. Il en ressentait une commotion dans tout son être physique.

La jeune fille le fit passer par tous ses caprices.

Il n’eut plus à chercher quoi lui dire. Elle parlait pour lui, avec abondance, avec volubilité. Depuis deux semaines qu’elle avait quitté le couvent, elle s’ennuyait beaucoup. Ses seuls passe-temps étaient de lire, de jouer du piano ou de travailler dans le jardin. Sur le Plateau, ils n’avaient pas de voisins. Elle n’avait pas d’amie avec qui causer, s’amuser… elle vivait solitaire.

Tout en parlant, elle le traînait ça et là, lui faisant faire le tour du propriétaire contente de voir qu’il admirait. Sa jeune coquetterie était amusée, satisfaite. Elle en imposait à quelqu’un, à un jeune homme plus