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puis quelque temps, il a abandonné l’école. Il est grand, maintenant. Il faut qu’il travaille, qu’il fasse sa part. On lui demande plus qu’aux autres, parce qu’il a plus reçu. Peut-être aussi, que d’être un privilégié l’a rendu plus exigeant.

Un soir, Victor a demandé au père de l’envoyer au collège.

Son horizon agrandi par les lectures, il pressentait dans ces grandes maisons de pierre dont il avait vu la photographie sur les journaux un mystère qu’il aurait voulu percer. Là, devaient vivre des enfants heureux, qui puisaient dans l’étude quotidienne, les éléments de science qui lui manquaient.

Le père, à sa demande, s’était fâché. Il avait traité son fils de « sans cœur » et d’« ingrat ». Pour lui, il s’était « saigné » et voilà que non content, il réclamait encore.

Victor ne se tint pas pour battu. L’année d’après, la récolte avait été exceptionnelle. L’on offrait, pour les pommes de terre, un prix très élevé. Elzéar en avait cultivé quatre arpents. Il supputait avec Mélina ses bénéfices probables, s’en réjouissait et faisait des projets pour l’avenir.

Victor surprit la conversation. De nouveau, il fit sa demande d’une instruction plus grande.

De nouveau, le père apposa la réponse nette, catégorique de refus :

— Je t’ai dit non une fois, c’est assez.

Il eut alors la tentation de jouer la comédie, de conter qu’il avait une idée : celle, un jour, d’être prêtre. Il savait qu’en exploitant le sentiment religieux de sa famille, en faisant miroiter la perspective d’avoir un de leur fils dans le sacerdoce, il leur ferait consentir les plus durs sacrifices.

Mais la pensée de soutenir cette comédie durant les longues années du cours classique lui répugna. Il ne se sentait nullement attiré vers la vie religieuse. Ses rêves d’avenir n’avaient aucun rapport avec cette vie de chasteté, d’obéissance et d’apostolat. Une ambition effrénée le dévorait : celle de dominer…

En lui-même, il admettait sa valeur. Il se sentait supérieur, à ceux, tous ceux qui l’entouraient.

Devant le député, il n’avait pas cet air humble des habitants de chez lui. Quand il le croisait, au hasard, de la rue, il le regardait bien en face et le saluait d’un : « Bonjour Monsieur Bourgeois » où il n’y avait aucune déférence respectueuse…

Le vicaire, avec qui il s’était lié lui prêtait parfois quelques livres où des revues dont il avait terminé la lecture.

Victor en dévorait les pages ; il s’enfiévrait, il vivait de la vie des héros dont on magnifiait les aventures.

Son existence se doublait : l’une, brutale, terre à terre ; l’autre exaltée, imaginative.

Les objurgations du père presque chaque soir le ramenaient à la réalité dans les moments où il s’en éloignait le plus pour voguer dans l’irréel, le chimérique et l’idéal.

— Victor ! Veux-tu ben éteindre ta lampe ! Tu brûles de l’huile pour rien.

Il lui venait alors un dégoût amer, profond, irrésistible, de son ambiance. Et le désir s’accentuait un peu plus, chaque jour, de se débarrasser de cet atmosphère déprimante.

Le jour, il vaquait aux travaux des champs. Il labourait, hersait, disquait, errochait, nettoyait les étables, épaillait les engrais.

Ses plaisirs étaient de travailler avec son frère à quelque ouvrage forçant et dur, qui exigeait le déploiement de toute sa vigueur physique.

Un matin, qui était celui de sa dix septième année, il manifesta le désir de flâner ce jour-là.

Il erra par les guérets, seul, mais en compagnie de son rêve, son grand rêve encore imprécis.

De partout, montait l’hymne à la vie ; le soleil léchait les champs, les arbres, les roches qu’il rendait chaudes ; les brins d’herbes se dressaient vers la lumière, tendus et droits. Les vaches, dans les champs, mugissaient, leurs grands yeux mélancoliques, plus mélancoliques encore. On était au début de juillet.

Victor avait revêtu une paire de salopette khaki ; sa chemise de flanelle ouverte sur la poitrine, découvrait son encolure de jeune taureau. Les manches retroussées jusqu’au coude, permettaient d’admirer la rondeur de ses avant-bras musclés comme ceux d’un homme fait. Il était la personnification de la Santé.

La poussée de la jeunesse lui mettait un peu de rouge aux joues… une moustache qui ressemblait à un duvet ombrageait sa lèvre supérieure et ses cheveux souples ondulaient, quand la brise, pourtant légère, s’y jouait en les frôlant.

Il descendit le long de bâtiments et s’engagea dans l’allée qui traverse, dans sa longueur, toute la terre paternelle.

Fumant distraitement sa pipe, il allait, décapitant à l’aide d’un bâton les fleurs dont