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hoter par la démarche de sa monture. Il a les cheveux embroussaillés, de petits yeux gris, très perçants.

Il est vêtu d’une camisole, d’une paire de salopettes trop courtes, rapiécées aux genoux. De chaussures, point. Il est accoutumé d’aller nu pieds, beau temps, mauvais temps. Le soleil et le grand air ont bronzé ses jambes. Il est heureux de sa position élevée et il éprouve rien qu’à tirer sur les cordeaux, le plaisir d’une responsabilité dont il est fier. Il se sent un homme de participer en quelque sorte au travail paternel.

De la maison, par le cheminée blanche et grise, s’échappe une fumée.

À mesure qu’on s’en approche, une odeur de lard qui rôtit vient aux narines, mêlée à la saveur des œufs qu’on fait frire. L’estomac du petit garçon se réjouit d’avance, son estomac que l’air a creusé et qui réclame. Devant l’étable, il a sauté à bas d’un mouvement souple de jeune tigre et trottine vers la maison.

Le père dételle les chevaux, les faits rentrer chacun dans son entre-deux, jette un coup d’œil sur le bétail — deux vaches et une taure de l’année d’avant — distribue le fourrage et de sa démarche nonchalante de paysan, regagne à son tour, la maison familiale.

À l’entrée, il y a deux seaux et un bol à main.

Ses ablutions terminées, Elzéar Duval va se mettre à table, tout au bout, à la place d’honneur.

Âgé de cinquante deux ans, c’est un rude gaillard, charpenté en force, dur pour lui-même et pour les autres. La vie ne lui a jamais été tendre. À seize ans, il fit sa poche, et partit en chantier. La terre qu’il possède, il l’a gagnée à la sueur de son front, littéralement. Il l’a déboisée, essouchée, errochée par un labeur sans relâche, d’années en années.

Combien d’autres n’a-t-il pas vu se lever dans son existence dure ! Combien de crépuscules ne l’ont-ils pas chassé de l’ouvrage, qui, pourtant, commandait !

De cette misère, des plis profonds dans les joues, des fils blancs dans les cheveux, et de l’abattement dans le regard ont conservé le souvenir.

Mais il a peiné, sans se plaindre jamais. Soutenu par Melina Sauvageau, la jolie fille de Saint-Tite, connue lors d’une visite à son contre-maître de chantier, et épousée peu après, il a besogné ferme, élevant une famille nombreuse. L’aîné, vingt ans, est parti vers le nord, se tailler à même la forêt, un domaine à lui.

Les autres sont là, autour de la table, qu’il préside. Il y en a huit.

Arthur, 17 ans, déjà homme et fort comme un cheval, craint dans le village, parce qu’il est coléreux ; Albert qui le suit d’un an, un peu idiot mais dévoué et bon ; Victor, le plus jeune, l’ami du père, qui le caresse à sa façon, en le rudoyant. Mélina, anguleuse, sèche, déformée, la peau jaunie et étirée, sert la soupe, pendant que l’aînée des filles, Alphonsine, (qu’on appelle « Phonsine » tout court,) apporte les autres plats.

Des quatre petites filles qui la suivent, aucune n’est jolie. Elles sont toutes pauvrement vêtues, et, comme Victor, toutes, sauf Phonsine, vont nu pieds. C’est une économie de bottines et de bas, qui représente, chaque année, un montant respectable.

La pièce sert de salle à manger, de cuisine, de salon et aussi de chambre à coucher. (Dans le coin, il y a une paillasse en feuilles de blé d’inde séchées et recouverte d’un couvre-pieds à carreaux, taillé dans de vieux vêtements.)

Elle suinte la pauvreté et la misère.

Sauf la grande table, qu’une toile cirée recouvre en guise de nappe, il y a des chaises de paille, une huche à pain, un poèle à deux ponts, et un buffet luisant et laid acheté sur catalogue.

Quelques images saintes, un calendrier découpé dans un journal, une branche de sapin bénit, un almanach, sont les seuls décorations sur les murs de bois blanchi. Le plancher est peint en jaune, un jaune cru d’omelette.

— J’ai fini ma pièce du bas, Mélanie, dit le père en levant les yeux de sur son bol de soupe. Pourvu qu’y mouille pas, on va être betôt prêt pour les semences.

— Si l’année qui vient peut être meilleure que l’autre, on a ben besoin.

La conversation s’arrêta-là. On n’entendit plus que le bruit des ustensiles sur les assiettes.

La soupe terminée, Elzéar continua :

— J’ai vu « Thomas à Pierre » après-midi. Y paraît que Msieu Bourgeois notre membre de chambre a acheté sa maison avec un morceau de dix arpents sur le plateau.

— Sa propriété va aboutir à la nôtre ?

— Ça va être not’voisin. Y va venir des hommes demain pour arranger le terrain. Thomas m’a dit qu’y vont planter un tas de p’tits arbres à fleurs. Ça va y faire une tannante de belle place…