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— J’irai le voir.

— Non ! je ne veux pas ! J’irai, moi et je le tuerai, cria-t-il dans un sursaut d’énergie rageuse, puis, ses nerfs l’abandonnèrent à nouveau.

— Je ne gagnerais pas, Le Lutteur est trop fort.

Du même ton calme, décidé, elle répéta :

— J’irai le voir et coûte que coûte, il nous rendra ce qui est nôtre.


— III —


En arrivant à son appartement, situé dans l’une des maisons les plus luxueuses de la rue Sherbrooke, Victor Duval s’enferma dans son cabinet de travail. Il s’installa confortablement dans un fauteuil, et, les yeux clos, savoura quelques instants, la volupté intense du triomphe. C’était l’apothéose d’une vie de labeur écoulée dans l’action, l’action violente et frénétique. Il s’était jeté dans la mêlée avec une opiniâtreté qui lui avait valu son surnom de « lutteur ».

Pour lui, la lutte, c’était sa raison d’être, l’essence même de sa vie. Son tempérament le commandait dans ce sens. Il adorait l’effort pour l’effort soit dans l’attaque soit dans la résistance.

Son masque implacable d’« homme de cavernes », dur, acharné ne l’abandonnait jamais. Dans toutes les réunions, dans toutes les discussions, dans toutes les batailles, il montrait une vigueur peu commune, et apportait une fougue que seule tempérait la maîtrise de ses nerfs. Sa voix était rauque, gutturale ; elle avait des intonations qui glaçaient. Il avait l’ironie cruelle, celle d’un homme qui a souffert et en tient responsable l’humanité entière.

Le « lutteur » avait un secret que personne n’avait pu savoir.

Le drame de sa vie venait de se terminer, brisant deux existences. Il était fier du dénouement puisqu’à sa victoire s’ajoutait l’éclatante revanche de son amour-propre meurtri.

Sur un pan de la muraille, à la place d’honneur, face à sa table de travail, une peinture signée Jean Bartold, le plus célèbre des peintres canadiens représentait une vieille masure. C’était une habitation misérable faites de troncs d’arbres équarris à la hache et blanchis à la chaux. L’artiste en avait saisi et exprimé toute la tristesse. Seul un bouquet de lilas près de la porte d’entrée mettait, dans cette atmosphère grise, quelque chose d’un peu gai. L’horizon fuyait, immense. L’on se sentait pris d’une lourdeur d’âme devant ce tableau : cet abris d’être humain, perdu dans une nature quasi-sauvage et qui l’enveloppait tout entier comme pour l’étreindre.

Victor Duval se leva et se posta devant la toile qu’il contempla longuement, en se caressant le menton de la main. Un sourire où il y avait un peu de cruauté, un peu de joie aussi, et beaucoup d’orgueil erra sur ses lèvres.

Il retourna à son fauteuil, et se fermant à nouveau les yeux, il regarda défiler toutes les scènes diverses de son enfance, de sa jeunesse et de sa maturité.

C’était une représentation qu’il se donnait lui-même et pour lui-même, une sorte de film en plusieurs rouleaux qu’il projetait sur l’écran de son imagination.


— II —

VISIONS DE JEUNESSE…


— I —


Une route de terre brune bordée d’arbres ; peupliers solennels et guindés, ormes majestueux et fiers, liards tourmentés et tristes.

Au bord du chemin, une maison petite près d’un lilas fleuri.

Le carré de la maison est blanc. La toiture est de bardeaux que les années humides ont verdis.

En arrière, une porcherie, une étable, et une grange. À côté de la grange, un tas de fumier. Une buée y monte. Elle répand dans ce soir frais de juin une senteur âcre d’ammoniaque. En arrière, des champs oui dévalent en pente jusqu’à une autre route qu’on distingue au bas, et qu’on appelle : Le Plateau.

Plus loin encore, le fleuve, ou plutôt la mer.

Le soleil baisse lentement. Il n’est plus là-bas, bien loin, par delà la route, par delà d’autres maisons, d’autres champs, qu’un petit rond, brillant comme une pièce d’or. Il semble flotter sur une colline que l’éloignement fait mauve. Il y demeure quelques instants et sombre dans ce mauve qui s’assombrit jusqu’au noir.

Dans la petite route qui mène à l’étable, on entend des piétinements de chevaux, le bruit des bottes lourdes sur la terre massée.

Elzéar Duval revient de labourer la pièce du trécarré à l’extrémité de sa ferme. Sur le dos d’une des bêtes, un petit gars de dix ans, bien développé pour son âge, se laisse ca-