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la mystérieuse inconnue

On le rangerait dans la catégorie des parasites, des membres inutiles.

Se lancer dans des entreprises hardies ?

Lesquelles ?

Parcourir le monde ? Le voyage ne le tentait pas, du moins pour un temps.

S’il n’avait pas rencontré, au hasard d’un soir pluvieux, les deux yeux noirs, indices de candeur et de pureté rares à notre époque de flappers et de « garçonnes », peut-être son existence prendrait-elle une orientation différente.

Cette jeune fille, présentement, constituait pour lui le but à atteindre, l’idéal rêvé. Il y pensait souvent. D’elle que savait-il ? Seulement qu’elle était pauvre et qu’elle devait être chaste. Pour le reste il ignorait tout, jusqu’à son nom.

Souventes fois, il s’amusait intérieurement de cette aventure, l’amour à première vue, est-ce que cela existe ? Mais il ne l’aimait pas, elle l’intéressait, un point, c’est tout. Depuis un mois qu’il était à Montréal, il ne l’avait pas revue une seule fois, il n’avait même pas songé à la revoir. Il escomptait les événements. Comme tous les gens dont l’enfance s’est écoulée presque solitaire et à la campagne, il conservait au plus profond de lui-même comme un relent de la superstition de nos ancêtres, il y avait aussi, relégué quelque part, un brin de fatalisme. La situation inopinée qui venait de lui être faite si brusquement, le plaçant, pourvu qu’il le veuille et du premier coup, au faîte d’une Société où l’aristocratie de l’argent bat le haut du pavé, n’était pas pour diminuer en lui cette religion du fatalisme, ce qui doit arriver arrive, à condition toutefois, de ne pas contrecarrer la destinée dans ses desseins.

Si, réellement, cette inconnue mystérieuse, devait jouer dans sa vie un rôle prépondérant, il arriverait un moment où, de nouveau, leurs chemins se croiseraient. Pourquoi, dès son arrivée à Montréal, quelques minutes seulement après sa descente du train, fut-elle la première personne à ne pas passer inaperçue.

S’il avait pu ouvrir le grand livre de la vie et voir au chapitre qui renfermait son avenir, l’influence qu’exercerait sur lui l’inconnue mystérieuse, il en aurait conclu que c’était par un pressentiment inexplicable qu’il l’avait remarquée entre mille ce soir-là.

VII

Partisan zélé, de la nécessité, dans toutes les sphères de l’activité humaine, d’une publicité intensive, convaincu que la réclame, cette déesse aux cent voix, rend à ceux qui savent en user des services incommensurables, Me Pierre Gosselin ne pouvait laisser passer une occasion comme celle qui venait de s’offrir devant lui, sans en profiter. Par l’entremise de la presse son nom serait répandu dans toutes les demeures, et pourvu qu’il sache corser son histoire de détails piquants, il courait chance que la nouvelle, communiquée aux journaux de Montréal, soit transmise par la presse associée et la presse canadienne aux diverses publications du Canada et des États-Unis.

Il invita donc, un soir, à souper chez lui, les reporters judiciaires de la métropole qu’il connaissait plus particulièrement, et les allécha en leur laissant entendre qu’il avait pour eux une nouvelle extraordinairement palpitante d’intérêt.

Le résultat dépassa ses prévisions. Dès le lendemain, les journaux annoncèrent qu’un jeune homme de la campagne, M. André Dumas, venait d’hériter d’un de ses oncles, de la somme de dix millions de dollars. Des détails, fournis par Me Gosselin lui-même, le procureur de Dumas, sur l’origine de cette fortune colossale suivaient, qui ne manquaient pas d’intérêt.

L’oncle en question, un espèce d’aventurier, instruit cependant puisqu’il avait terminé ses études classiques au collège de St X…… avait amassé tout cet argent au Yukon. On racontait les difficultés qu’il dut surmonter, la misère qu’il dut endurer pour atteindre ce résultat. On laissait même entendre qu’il y avait quelque chose de mystérieux au fond de l’histoire, qui n’avait jamais été éclaircie.

Cette nouvelle ne manqua pas d’être lue avec attention. Nombreux furent les jeunes gens qui, levant les yeux de leur journal, envièrent le sort du légataire et se laissèrent aller à la construction de superbes châteaux dans une Espagne imaginaire, en rêvant un instant que pareille aubaine leur arrivait. Quant aux jeunes filles, elles ne furent pas moins nombreuses, qui parèrent le héros de l’article de toutes les qualités du Prince Charmant. D’aucunes même passèrent de longues heures devant leur miroir étudiant leurs traits pour voir si le charme qui en émanait pourrait capter le cœur du jeune millionnaire. Mais, nulle personne ne fut plus intéressée qu’une jeune fille de dix-neuf ans à peine qui vivait seule avec sa mère dans une maison pauvre