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la mystérieuse inconnue

de son hôte de hasard. Ce dernier travaillait pour un bootlegger, mais ce métier était moins payant que jadis, à cause de la surveillance plus étroite. Toutefois, il ne voulait pas retourner dans le droit chemin. Il avait choisi l’Underworld pour son milieu social. La raison de ce choix était péremptoire. Il expliqua que plusieurs comme lui, vivaient en marge de la société parce qu’ils ne pouvaient faire autrement. D’autres avaient un but qui permettrait, en s’expatriant, de recommencer à vivre. Comme les filles, la plupart avaient des noms de guerre.

Charles Johnson pouvait avoir entre trente et trente-cinq. L’expression du visage, malgré le pli profond creusé aux commissures des lèvres, avait conservé quelque chose de bonasse.

Intrigué, André Dumas voulut lui faire raconter son histoire.

— Quelles raisons t’empêchent de retourner au milieu du monde et vivre honnêtement du travail honnête ?

— Quelles raisons ! la haine de la Société. De la Société qui édicte des lois et qui les applique. Attends une minute et tu constateras que j’ai raison.

Il enleva son gilet, sa chemise, ainsi que sa camisole et alla se placer, le torse nu, sous le reflet de la lampe électrique…

— Regarde-moi le dos. Rien que de penser à la douleur et à l’humiliation que j’ai endurées, il me vient des envies de tuer… je vois rouge…

Le dos était tout sillonné de longues cicatrices, rouges, bleues et blanches, qui lui zébraient la peau.

— Tu comprends, maintenant ?

— Non, pas encore.

— Idola, sers-nous un autre verre de gin… je vais te conter mon histoire, tu verras qu’elle n’est pas drôle, et que seules, les circonstances m’ont forcé à mener la vie que je mène.

Charles Johnson appartenait à une famille du peuple, c’étaient de braves gens, sans beaucoup d’instruction, ni beaucoup d’argent.

Un jour que le jeune homme, s’était enivré, il se mêla à des jeunes gens malhonnêtes. Il fut accusé de leurs fautes sans y avoir pris part. Les preuves furent contre lui et il fut condamnée à leur place.

La sentence fut terrible : deux ans de prison douze coups du chat à neuf queues, six en entrant, six en sortant.

— Et maintenant, ajouta-t-il, comprends-tu que j’en veuille à la société.

Cette histoire, si simple, mais combien pathétique, émut profondément Dumas.

Il comprenait la haine qui bouillonnait dans ce cœur. Il comprenait que cet homme était un vaincu de l’existence, et qu’après cette terrible épreuve, il en voulait à la vie. Une pitié immense pour ce hors la loi l’envahit.

Il essaya de l’encourager, de l’exhorter à abolir le passé de sa mémoire. À son âge, tout était encore permis.

À quoi bon ? il perdait son temps dans l’exhortation de choses impossibles.

Charles Johnson s’était adapté à son milieu, il était façonné à la vie interlope, mais de sentir autour de lui une sympathie qu’il crut sincère, surtout de la part d’un homme qui l’instant d’avant l’envoyait au pays des rêves, lui réchauffa le cœur, et il en conçut beaucoup d’amitié pour André Dumas, qui lui apparut un être d’une trempe supérieure.

VI

Depuis le matin il neigeait, une neige fine que le vent charriait et qui s’amoncelait en tas.

Les moteurs de taxis haletaient, les passants rares, le col relevé, allaient, penchés en avant dans l’effort d’une marche pénible. Ils semblaient tous uniformément vêtus de blanc. Le nez collé à la vitre, André Dumas regardait dans la rue. Cette tempête, la première de l’hiver et qui avait pris par surprise les autorités municipales lui firent songer à son village. Il aimait par des temps semblables, bien emmitouflé dans son capot de chat sauvage, les jambes entourées de chaudes robes de buffalo, parcourir la campagne dans sa Ste-Catherine que traînait Jenny, une pouliche fringante ayant du cœur plein le ventre.

Et l’ennui ; pour la première fois, le tenaillait, il se sentait glisser vers le spleen.

Malgré sa richesse et les possibilités inouïes qu’elle plaçait à la portée de sa main, sa vie était vide. Il n’avait pu encore l’orienter. Autrefois, il ne connaissait pas l’ambition, cette ambition effrénée qui s’empare des hommes d’affaires et s’en rend maître au point de les tyranniser.

La succession était définitivement réglée. Il avait la pleine jouissance de sa fortune, investie dans des stocks solides qui lui rapportaient de jolis revenus.

Riche à millions, il ne pouvait continuer à accomplir la même besogne que jadis, suffisante à l’époque à son activité. Maintenant que faire ? continuer comme hier, comme aujourd’hui.