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la mystérieuse inconnue

Il pouvait être dans les alentours de midi. St. Jacques grouillait d’une foule affairée qui s’engouffrait dans les cafetaria. La Place d’Armes était noire de monde, jeunes filles, femmes âgées, commis, avocats, financiers, qui se précipitaient vers les tramways. Les sirènes des autos joignaient leur son criard à celui des tramways dont le timbre résonnait sans cesse. André Dumas entra dans la Banque de Montréal, comme on ne le connaissait pas, il dut téléphoner à M. Gosselin qui l’identifia.

Le commis lui compta les billets et le regarda avec un air d’envie. Dumas les réunit en plusieurs liasses qu’il cacha en différents endroits. Après quoi, il se rendit au poste de taxi, en face de l’église Notre-Dame, sauta dans une voiture et se fit conduire chez sa tante.

— Ma tante, lui dit-il, donnez-moi une enveloppe. Bon… passez dans l’autre chambre,… vous sortirez quand je vous appellerai

Il prit dix billets de mille, les mit sous une enveloppe, qu’il scella.

— Vous pouvez sortir, à présent… voilà votre surprise. Vous n’ouvrirez que lorsque je serai parti.

— Et quand pars-tu ?

— Par le premier train, à deux heures…

III

Le village de St B… si coquet en été, est d’une tristesse désespérante quand l’automne a fini de dépouiller les arbres qui l’agrémentent. Les villas qui s’échelonnent le long de sa rivière, avec leurs fenêtres et leurs portes closes par des panneaux de bois, leurs jardins abandonnés, y répandent une sensation de mélancolie. Les rues, qui quelques mois auparavant étaient pleines de couples en toilettes claires et de bruit de voix joyeuses, sont vides, seuls des rentiers l’habitent, aux habitudes sédentaires, habitants sur le retour de l’âge et qui ont confié à des bras plus jeunes l’exploitation de leurs biens, ouvriers qui jouissent du repos et de la tranquillité qu’une aisance modeste leur a procurée.

Quand André Dumas descendit sur le quai de la gare, à l’heure crépusculaire où le ciel se pare des couleurs les plus somptueuses, son père, prévenu par un télégramme l’attendait. En arrière du quai, l’auto, une Mc Laughlin, de l’année précédente, stationnait.

— Et quelles bonnes nouvelles m’apportes-tu de la ville ?

Inouïes.

— Tu hérites de combien ?

— Seulement dix millions.

John Dumas, le père John, comme tout le monde se plaisait à l’appeler, écarquilla les yeux d’ébahissement. Puis le premier moment de stupeur passé, il ajouta…

— Dans le fond, ça ne m’étonne pas, je savais ton oncle plus riche qu’il ne disait. Ça toujours été un cachottier, il n’a pas passé dix ans au Yukon pour rien, surtout dans le temps du « boum ».

Les deux hommes montèrent dans l’auto, André s’installa au volant.

Le magasin de John Dumas était situé à quelque trois quarts de mille de la gare. C’était une bâtisse à deux étages de 50 x 70 pieds, D’un côté, elle était flanquée de la résidence, une maison de pierres entourée de pelouses, et de l’autre des entrepôts pour la farine, le grain, les provisions.

Outre d’exploiter un magasin à rayons, le plus important du comté. John Dumas commerçait également sur les produits de la ferme et au besoin sur les animaux.

C’était un homme de cinquante-huit ans, qui portait les années sans en garder de traces. À peine avait-il deux ou trois cheveux blancs aux tempes.

Il était haut de taille, mesurant un peu plus de six pieds et d’une force qui commençait, à présent qu’il ne la faisait plus valoir, à devenir légendaire.

André tenait de lui, sans être aussi grand, il était bien bâti et d’une musculature solide. Le teint bruni par le grand air, les yeux bleus, les traits assez prononcés, il respirait la belle santé morale et physique. Il était de ces gens qui, par leur seule présence, créent une impression de sécurité.

Il avait toujours l’air de « ne pas s’en faire » et ne s’étonnait jamais de rien. Sous des dehors indolents, il possédait une grande dose d’énergie. Il avait terminé son cours classique bon premier, tout en passant pour un cancre et un paresseux. C’était un rêveur qui s’isolait dans un coin de la cour de longues après-midi de congé, à dévorer des livres qu’il se procurait en cachette. Entre temps il avait trouvé moyen de s’intéresser à la musique, il jouait du piano, du violon et à l’occasion du violoncelle. Me Gosselin l’avait bien défini quand il l’avait qualifié « d’enfant gâté de la fortune ». Il n’y avait au collège qu’une branche d’activité où il n’excellait pas : les sports. Il n’en pratiquait qu’un seul : la lutte, parce qu’à son avis, c’é-