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LA CITÉ DANS LES FERS

Elle a payé l’erreur commise la veille. Lucille, croyez-moi !

— Comment puis-je vous croire ! C’est fini entre nous. Il n’y aura plus jamais rien.

— Lucille ! Vous m’aimez ?

— Non, je ne vous aime pas.

— Êtes-vous sincère ?

— Très sincère.

— Fort bien ! Moi je vous aime ! Cela me suffit. Vous m’épouserez tout à l’heure…

— Sinon…

— Sinon…

Ses yeux devinrent durs, avec une expression de cruauté telle qu’on ne la lui avait jamais connue ; une rage était en lui soudainement, un autre être s’était implanté chez lui et cet être était haineux, avec un fonds de férocité. C’était la brute qui dort en tout homme, l’animal qui se réveille au paroxysme des grandes passions. Il pensa rapidement qu’un autre à défaut de lui, possédera un jour cette créature de grâce et de fraîcheur, il songea que sa vie sans elle n’a aucun sens et que, disparue, morte pour lui, s… Ah ! un autre la possédera ! Elle se consolera vite… Il revit le jeune homme de la soirée avec qui elle dansa… Il vit rouge.

— Jamais un autre ne vous aura ! Je vous aime follement au point…

Il pâlit, une faiblesse s’empara de lui, sa blessure se rouvrait. Cette vie agitée qu’il menait, le manque de sommeil, avaient atténué sa force et sa maîtrise de ses nerfs. Il n’était plus maître de ses pensées. Il n’obéissait qu’à l’instinct animal. Son cerveau ne commandait plus… Devant elle, il resta quelques secondes hébété. Une contraction de souffrance passa sur ses traits ; ses yeux s’embuèrent.

— Vous souffrez André, demanda-t-elle.

Ce fut comme si on l’eut cravaché. Il se redressa. Avouer sa souffrance ! sa faiblesse ! Jamais. Il retrouva son Moi évanoui.

— Non, ce n’est rien ! Un peu de fatigue… Lucille ! j’ai besoin de vous. Croyez-moi, voulez-vous ? Je vous expliquerai plus tard ! Tout ! Tout ! Maintenant je ne peux pas. Cette tombe est trop fraîche. Je ne vous demande pas votre amour pour le moment. Je le gagnerai. J’exige un droit ! Vous m’avez promis fidélité. Tout à l’heure le prêtre sera ici. Que répondrez-vous ?

— Je répondrai : Non.

De nouveau, il lui saisit le bras et la regarda dans les yeux. À dessein il lui fit mal voulant briser par la douleur physique, cette résistance morale.

— Je veux que vous répondiez oui. Ensuite, nous verrons.

— Oui. Balbutia-t-elle.

Quelques secondes plus tard, le prêtre les bénit et les consacra mari et femme pour l’éternité.

— Soit, dit-elle, quand ils furent seuls. J’ai consenti. Je serai votre femme, je vous serai fidèle. Car je vous aime moi aussi. Je vous aime malgré moi. J’ai beau m’en défendre, il faut que je vous l’avoue. Mais si j’ai une espèce d’admiration pour vous et de la sympathie… vous n’avez plus mon estime.

— Je la conquerrai.


XXIV

LE FLOT QUI MONTE


Ce n’est que son mariage accompli que Lucille Gaudry réalisa l’incohérence de ses idées et de sa conduite.

Son mari l’amena vivre dans une maison très coquette, qu’il avait louée toute meublée en attendant de s’établir définitivement chez lui.

Où serait-il ce chez soi tant rêvé ? Il ne le savait. Tout dépendait du sort des armes.

Les choses allaient mal, très mal, et malgré son calme habituel, André manifestait, à différentes reprises, une nervosité significative.

Il commençait réellement à croire que son étoile pâlissait. Son tempérament enclin à la superstition lui fit traverser des périodes de découragement que son collaborateur et ami, Eusèbe Boivin dissipa, mais avec peine.

— C’est l’énervement dû à la fatigue qu’est cause de tes idées noires, lui dit-il, repose-toi quelques jours et tu retrouveras devant l’avenir la même confiance inébranlable de jadis. Tâche d’abord de gagner le cœur de ta femme, qui t’appartient déjà mais pas entièrement… Ensuite, ça ira bien. Je m’en porte garant.

Bertrand se reposa donc quelques jours. Il en avait réellement besoin. Son physique pourtant robuste menaçait de l’abandonner.

Ses relations avec Lucille furent plutôt empreintes de froideur. Elle ne lui pardonnait pas son intrusion dans sa vie, et surtout, elle lui reprochait à lui-même ce qui était sa propre faiblesse.

Elle ne voulait pas l’aimer. Et pourtant elle l’aimait. Elle assistait impuissante à la défaite de sa volonté. Sa raison cédait le pas à son cœur.