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LA CITÉ DANS LES FERS

quelque temps, il la fréquentait dans l’espoir qu’elle lui servirait d’instrument contre son ennemi. C’est lui qui avait imaginé ce voyage dont tout, était calculé d’avance…

Lucille avait tout vu… Il n’y avait plus maintenant qu’à laisser faire.

Dans le train qui les ramenait vers Montréal, il rencontra l’artiste comme par hasard. Elle lui conta que le chef républicain, bravant la menace de mort qui pesait sur sa tête, avait promis d’assister au grand bal du lendemain.

— « Il ne manque pas d’audace, opina le solliciteur mais le malheureux donne tête baissée dans la trappe ».

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Les premiers invités commencent d’entrer. La salle est éclairée à profusion. C’est une féerie de lumière. Partout des fleurs, roses, œillets, chrysanthèmes dégagent une senteur capiteuse…

Les toilettes sont variées, — depuis les costumes les plus rutilants jusqu’aux plus sombres. — Les domestiques en livrée circulent par la salle, conduisant les nouveaux venus au vestiaire.

Il en entre toujours, des marquis, des marquises, des pierrots, des japonais ; un grand mephisto sec et élancé attire l’attention un moment sur lui : elle se dissipe bientôt déversée sur un costume plus original. C’est une semiramis troublante de formes qui passe dégageant de sa personne un parfum oriental…

Tous ces êtres qui se connaissent pour la plupart essayent de deviner sous le masque la personnalité du voisin. Des flirts innocents s’engagent et aussi d’autres qui le sont moins.

Un orchestre, dans un coin, attaque une marche légère. C’est la promenade initiale, le défilé des costumes. Descendant l’escalier, vêtu en impérateur romain, le solliciteur fait son apparition ayant à ses côtés une princesse de rêve tels que les contes de fée nous en font souventes fois la description.

Une acclamation les salue. Tous ces gens, la plupart sérieux et sages dans la vie courante, sont animés du même désir. Ils respirent la joie et brûlent d’une envie folle de s’amuser, de déposer pour une nuit leur personnalité, de ne pas penser, de n’être que des pantins qui tournent au son de la musique.

L’orchestre joue une valse langoureuse de Lehar, cet original musicien viennois, dont la musique respire l’ardeur folle et langoureuse aussi des tournoiements éperdus. Les couples évoluent dans un frou-frou de soie qui traîne : la musique travaille les nerfs, les rend sensibles et comme à fleur de peau.

Et la cohue bigarrée des danseurs aux costumes multicolores tourne… tourne… Des propos secrets se chuchotent aux oreilles…

Vers onze heures, un nouveau danseur fait son apparition.

La musique venait de se taire quand il pénétra dans la salle.

C’est un personnage de haute taille, découpé en athlète. Il s’avance d’une démarche assurée, se balançant un peu sur ses jambes.

Il est vêtu en prospecteur. Ses lourdes bottes résonnent sur le parquet brillant. Une chemise kaki, un mouchoir rouge dans le cou, un immense chapeau sur la tête composent tout cet accoutrement. À sa ceinture, un pic de prospecteur ; de l’autre côté un revolver. Des balles tout le tour de sa ceinture…

Un loup noir lui recouvre le visage.

— Qui est-ce, se demande-t-on ?…

La musique recommence. On n’y prête déjà plus attention.

L’impérateur romain s’avance vers lui. Ils se regardent un instant. L’impérateur lui tend la main, l’autre refuse de la lui serrer.

Dans une serre adjacente à la grande salle, une jeune fille, la princesse de rêve, est assise seule, et semble ne pas appartenir à la réalité. À ceux qui lui viennent offrir une danse, elle refuse.

Elle n’appartient pas à la terre, répond-elle.

Le prospecteur fait le tour de la salle. Sous son masque ses yeux brillent. Ils fouillent les autres masques tachant de découvrir leur identité. Tout à coup il tressaille…

Cette princesse toute seule. C’est Elle ! Il le réalise à son trouble.

Il va la rejoindre.

— Bonjour princesse, dit-il, contrefaisant sa voix. M’accordez-vous la prochaine danse.

Elle voudrait refuser, mais c’est plus fort qu’elle. Les yeux noirs sont rivés sur les siens qui la fascinent. Elle fait signe de la tête qu’elle acquiesce.

Puis, comme il va pour lui prendre le bras, elle recule avec un mouvement d’horreur.

— Laissez-moi. Vous m’êtes odieux, je vous ai dit que je ne voulais plus vous voir, jamais ! jamais !

— Lucille ! Pourquoi me juger sur des apparences trompeuses. Je vous jure que je vous suis fidèle même en pensée…