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LA CITÉ DANS LES FERS

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Il lâcha l’étreinte.

— Cela signifie que je ne veux plus vous voir. Jamais. Ma décision est irrévocable.

— Qu’est-il donc arrivé depuis hier.

— Rien. Je me suis ouvert les yeux.

— Lucille, regardez moi franchement. On vous impose votre conduite. Répondez moi. Est-ce vrai ?

— Peut-être.

— Vous m’aimez encore. Pourquoi vous torturer comme cela ? Dites que vous m’aimez encore.

— Je ne veux pas vous aimer.

— Vous m’aimerez. Il est impossible que l’amour immense que je vous porte n’ait pas d’écho dans votre âme.

Et sa voix tout à l’heure rauque s’était adoucit. Elle s’était fait tendre, pressante.

— Mais vous voyez bien que je ne peux pas vivre sans vous, que vous êtes la seule femme que j’ai aimée et que j’aime.

— Leçon apprise. Vous avez déjà débité cette phrase à d’autres femmes.

— Lucille. Je vous défends de parler de même. Je vous jure que je n’ai jamais aimé que vous. Le croyez vous ?

Et comme elle ne répondait rien, il l’attira près de lui et fougueusement l’embrassa.

— Lucille, je pars cette nuit pour Québec où l’on se bat. Peut-être ne reviendrai-je pas. Vous savez tout ce qu’on trame contre moi. Il me faut le talisman de votre amour. M’aimez-vous ?

Épuisée vaincue, elle balbutia.

— Je vous aime…

— M’accordez vous votre confiance.

— Je vous la prête.

— Je ne vous la rendrai pas. Vous me prêtez votre confiance, je vais la garder.

— Bonsoir lui dit-elle. Elle tendit la main. Il voulut y déposer un baiser mais elle la retira.

— Bonsoir, dit-il simplement.

Il semblait heureux et comme allégé d’un grand poids.

Le solliciteur reparut.

— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous ce soir. Je vous verrai plus tard. J’ai un compte à régler.

Quand il se représenta au Comité le président était gai, malgré la tristesse et la gravité de l’heure. Il ne doutait plus de rien. Confiant dans son étoile, il souhaita bonsoir à tous ses collaborateurs, leur serra la main et avec Boivin monta dans sa routière à destination de Québec.

Il était minuit passé quand ils franchirent le pont de Charlemagne. La nuit était noire et fraîche. Les phares de l’auto trouèrent l’obscurité.

Sans parler, ils filaient à une vitesse vertigineuse. L’air leur fouettait le visage.

Il n’était pas trois heures qu’ils pénétraient dans Trois-Rivières. La ville dormait ayant repris son aspect accoutumé. Quelques visites nocturnes, quelques ordres donnés, et de nouveau ils s’élancèrent à la conquête de la route de la même vitesse grisante et folle.

Le lendemain, ils firent le tour de la ville. Au club du Castor une animation extraordinaire régnait. La veille plusieurs personnes avaient payé de leur vie, le tribut à la République.

On s’attendait pour la journée à des échauffourées. Des patrouilles fédérales circulaient par les rues, dispersant les groupes aussitôt qu’ils se formaient.

Boivin fit le relevé des forces qui lui étaient fidèles. Il supposa qu’avec celles qu’il attendait de Montréal dans la matinée, il serait en mesure de s’emparer de la citadelle, il passa quelques heures avec les colonels des différents régiments qui lui étaient dévoués. Ensuite il fit la tournée des clubs.

Rapidement, et dans le plus secret, lui et Bertrand organisèrent pour l’après-midi un plan d’attaque élaborée. Le soir ils convoquèrent une grande assemblée sur la terrasse en face du Château. Tous les journaux devaient l’annoncer dans leurs éditions. Près de la Côte du Palais sur la rue St-Jean, l’après-midi, un groupe se forma.

Obéissant à la consigne, la patrouille, un militaire de faction sur cette rue essaya de les faire disperser. Ils résistèrent, tirèrent du pistolet, la foule grossit, sortant de toutes les rues.

Tel qu’on avait prévu on lança la cavalerie. Par une manœuvre adroitement combinée les turbulents s’enfuirent par les rues transversales. La cavalerie se trouva à faire face à deux mitrailleuses qui bloquaient d’un côté la rue St-Jean. Elle essaya de s’en emparer. Le feu nourri faucha les premiers rangs. Les chevaux s’abattirent les quatre pattes en l’air écrasant les cavaliers dans leurs chutes.

Du toit des maisons les bombes se mirent à pleuvoir, qui éclataient au contact des pavés en envoyait dans l’air des débris humains.

De l’autre extrémité de la rue des mitrailleuses bloquaient l’issue. Il ne restait plus qu’à finir par les petites rues transversales.

Au moment même où les cavaleries aban-