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LA CITÉ DANS LES FERS

Bertrand s’enferma dans l’un des compartiments téléphoniques et appela Lucille Gaudry.

Au bout de quelques secondes d’attente, la jeune fille vint à l’appareil.

— Bonsoir, Lucille. Je pars tantôt pour Québec et Trois-Rivières où les affaires se compliquent. Je veux vous voir avant mon départ.

— Et moi je ne veux pas vous voir.

— Vous ne voulez pas me voir ? Et pourquoi ?

— Je n’ai aucun compte à vous rendre.

— Que signifie ?….

— Cela signifie que tout est fini entre nous… que je ne veux pas que vous veniez me voir, je ne veux pas que vous m’appeliez au téléphone, je ne veux pas que vous m’écriviez…

Et avant même qu’il eût proféré une parole elle raccrocha le récepteur.

André Bertrand pâlit, ses narines se pincèrent, le sang se retira de ses lèvres.

Il se promena dans la salle des délibérations en grommelant, et en proie à un énervement visible.

Tous le regardèrent étonnés. Jamais le chef ne manifestait le moindre trouble.

— Mauvaises nouvelles, lui demanda-t-on.

— Non, rien, fit-il d’un ton sec. Et se remettant avec effort ce fut de son ton habituel qu’il reprit.

— Une affaire urgente me force à m’absenter pour une couple d’heures. Boivin, attends-moi ici. Nous regagnerons le temps perdu en route… Il téléphona pour sa routière, y sauta et à une vitesse folle, fila par les rues de Montréal jusqu’à la résidence de Sir Vincent Gaudry. En chemin il essaya de scruter les raisons de ce refus soudain. Il ne comprenait rien à la conduite plutôt étrange de la jeune fille, surtout après leur promenade de la veille. Il flaira quelque complot ourdi contre lui.

Tout à l’heure après la minute de saisissement qui l’avait envahi, il décida vite sa ligne de conduite. Il voulait tirer cette affaire au clair dès le soir même. Nonobstant la défense de la jeune fille, il courut chez elle.

En dépit de l’heure tardive — il était dix heures et demie — il sonna à la porte, bien déterminé à la forcer si on ne lui livrait pas l’accès à la maison.

— Mademoiselle Lucille, est elle chez elle, demanda-t-il au domestique qui lui vint ouvrir, surpris d’une visite à une jeune fille à une heure aussi indue.

— Que dois-je annoncer ?

— Peu importe, répondit-il, en rentrant délibérément dans le hall. Je désire voir Mademoiselle Gaudry.

Il s’assied de lui-même sur l’un des divans, alluma un cigare et chercha à se distraire en regardant les volutes de fumée bleue.

Si maître qu’il fut de lui-même habituellement, son cœur battait d’un mouvement violent. Il était exaspéré.

Le domestique reparut.

— Mademoiselle Gaudry ne peut pas vous voir.

— Dites lui que je ne repartirai pas d’ici avant de l’avoir vue.

Il attendit quelques instants.

Il se leva et arpenta la pièce. Il ne se reconnaissait plus. Jamais il n’avait été si peu en possession de ses moyens.

Descendant l’escalier, Sir Vincent Gaudry s’avançait vers le visiteur.

— M. Bertrand vous avez une façon plutôt étrange de vous imposer chez les gens. Je vous prie d’éteindre ce cigare.

Bertrand tremblait de tous ses membres. Il se redressa et recouvra son calme.

— M. Gaudry ce n’est pas vous que je viens voir. Je suis venu faire une visite à Mademoiselle votre fille, et je ne partirai pas avant que je l’aie vue.

— Vous partirez plus tôt que vous ne pensez.

Bertrand mit la main à sa poche.

— Vous oubliez, Sir Vincent, que lorsque je vais chez des bandits, — car vous en êtes un — je suis toujours armé. Si vous voulez qu’il y ait un scandale dans votre maison, à votre guise.

Et s’adressant au domestique.

— Dites à Mademoiselle Gaudry que son père la demande.

Sir Vincent alla pour parler.

André Bertrand fit un geste menaçant dans sa direction.

— N’est-ce pas M. Gaudry que vous voulez parler à Mademoiselle Lucille ?

Une minute après la jeune fille parut. Elle était très pâle. À la rougeur de ses yeux on devinait qu’elle avait pleuré.

En voyant son ancien fiancé, elle eut une sensation de vertige.

— M. Gaudry, je vous prie de nous laisser seuls quelques instants, nous nous reverrons après.

Sir Vincent obéit à cette invitation que le geste menaçant de tantôt rendait impérieux.

— Qu’est-ce que cela signifie Lucille, lui dit André en s’emparant de ses deux mains.

— Laissez moi, lui dit-elle.