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LA CITÉ DANS LES FERS

qu’elle pressentait devoir éclater, elle se sauva à sa chambre. Une souffrance aiguë la tenaillait. Sa vie, goutte à goutte, s’en allait. Du feu lui brûlait la poitrine.

Elle pleurait et ses larmes étaient chaudes et elles semblaient en coulant sur les joues y tracer des sillons jusque dans sa chair.

Ce n’était pas vrai ! Lui si loyal, si franc, la tromper à ce point ! Tout tournoyait devant elle… Elle lui pardonnerait sa trahison ! Et par ce pardon se rendrait davantage digne de son bonheur ! Le bonheur ne s’acquiert que par la souffrance.

Aussitôt la phrase de son père lui bourdonna dans la tête.

« Se contenterait-elle des miettes tombées de la table de l’actrice ? »

Ne plus le voir ! Ne plus jamais sentir peser sur elle ses beaux yeux bruns, d’un brun chaud, si vivants, si clairs. Ses yeux ne mentent point. Ne plus entendre sa voix, ne plus sentir près d’elle sa chère présence ! Ne connaître plus le goût de ses lèvres sur les siennes ! Jamais ! Ce n’est pas vrai ce qu’on vient de lui apprendre !

Alors pourquoi cette photographie chez lui : À André, Yvette.


Mon Dieu pourquoi souffrir comme cela ! Sa tête lui fait mal. Ses dents claquent, la fièvre la dévore. Et la pupille dilatée, elle regarda devant elle, abîmée de désespérance.

« Les miettes d’une actrice ».


Tout son orgueil se cabre dans un soubresaut. Et cette petite phrase s’enfonce dans son cœur comme une vrille. Et la plaie s’élargit par où s’en va le sang.

« Les restes d’une actrice ».


C’est faux, il ne l’a pas aimée ! Il l’a juré cet après-midi. Et il était sincère…


Pourquoi gardait-il ce portrait dans son bureau ?


Et le doute, s’infiltra en elle… Le doute… La jalousie… Lui à une autre. Ce soir peut-être… Non… Non… Elle se débat au milieu de résolutions contradictoires.


Et pendant que Lucille, dans sa chambre, souffre l’agonie de son amour, Sir Vincent Gaudry se félicite du résultat heureux que ses paroles perfides ont obtenu. Il oublie Lucille pour ne songer qu’à André Bertrand, à ce qu’il endurera de tortures morales quand le bonheur qu’il croyait saisir, s’échappera loin, bien loin, de sa main.


XIX

LE STRATAGÈME RÉUSSIT


Les membres du Chien d’Or se réunirent en leur local ordinaire. Beaucoup de besognes s’offraient à leur activité. Il fallait d’abord rédiger une constitution. Ce travail commencé depuis longtemps était presque terminé. Dans quelques jours tout au plus, ils pourraient en doter le pays.

Ensuite, — et c’était là le plus important de toute l’affaire, — il s’agissait de préparer le « Coup d’État ». La proclamation officielle ne changeait rien à la situation. Le pays dépendait encore d’Ottawa. Le gouvernement provisoire n’avait pas en main, l’administration de la justice qui continuait, comme par le passé à être sous le contrôle direct du fédéral ou du provincial. Les cours siégeaient comme d’habitude. Les industries d’État appartenaient encore à l’État.

Le Gouvernement provisoire siégeait en cachette. Son champ d’action, par toutes les ramifications des clubs s’étendait bien par toute la province, mais il ne légiférait pas encore. Il n’avait pas de parlement ; il ne percevait pas de taxes. La seule source de revenus restait dans un fonds public, alimenté depuis de nombreuses années, à cet effet, et dans l’appui financier de quelques millionnaires canadiens-français. Quelques-uns d’entre eux avaient mis généreusement toute leur fortune à la disposition d’André Bertrand. Brusquée par les circonstances, la Proclamation avait été prématurée. Heureusement que l’armée, travaillée sourdement, s’était rangée, du moins à Montréal, presqu’en bloc du côté républicain. Le maire, l’un des partisans les plus zélés, s’était servi de toute son influence pour mobiliser la police et le nouveau Chef était lui-même président d’un club révolutionnaire.

La situation était loin d’être brillante. Des périls imminents planaient sur l’œuvre qui en compromettaient le succès. C’est ce que tous comprenaient et Bertrand tout le premier.

C’est pour cela qu’il avait fait la Revue des Forces au Champ de Mars. Coup d’État en miniature, sorte de maître-chantage déguisé, pour donner la frousse aux anciens gouvernants et soulever l’enthousiasme de la population.

Ce coup avait réussi. Il avait déchaîné du délire au sein de toutes les classes. L’effet moral en fut foudroyant.

L’esprit tendu, tous les ministres réunis autour de la table ronde étudiaient minutieu-