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LA CITÉ DANS LES FERS

rage devant la Vie. Ce sont tous des professeurs d’énergie. Sur ces simples croix, ces simples noms, ce sont des pages d’histoire, obscures peut-être, mais héroïques. Quand le découragement me tiraille, je vais m’agenouiller sur leurs tombes, et là, je rêve qu’ils sortent, qu’ils s’incarnent à nouveau. Ils me prennent par le bras, et m’indique la route à suivre, la route droite où l’on trouve au bout la satisfaction du devoir accompli.

Lucille l’écoutait, emportée par le rêve. Elle songeait elle aussi, à ces fils de la glèbe, morts sur le même coin de terre qui les avait vus naître, et qui avaient tout sacrifié, pour être fidèles eux-mêmes. Elle songeait à cet héritier d’un tel passé, trait-d’union entre l’avenir et qui regardait cet avenir comme un conquérant.

André Bertrand se tut et à son tour s’absorba dans une rêverie douce et pleine de réconfort.


Vers la fin de l’après-midi, il amena la jeune fille avec lui, par les champs, à l’endroit précis où il avait reçu en lui la conviction qu’il l’aimait. Le lac des Deux Montagnes était calme, l’air silencieux. Seul un roucoulement d’oiseau égayait de temps à autre ce silence.

— Un soir, il y a plus d’un an, en me promenant à ce même endroit que foulent vos pieds, j’ai fait une constatation.

— Laquelle ?

— Que je vous aimais. En face du couchant, je me suis juré que rien ne me séparerait de vous. Et cependant, j’ignorais tout de vous-même. Je ne savais qu’une chose, c’est que je vous aimais. Je vous aimais follement, éperduement, et cela, pour avoir entendu fuser votre rire, et briller vos yeux glauques. Lucille, devant ce paysage qui a assisté à l’éclosion de mon amour, je veux que vous me disiez que vous m’aimez.

— Je vous aime.

— Me jurez vous que vous m’aimerez toujours, malgré tout.

— Je vous le jure.

— Que vous auriez confiance en moi, malgré les apparences, toujours.

— Je vous le jure.

Il l’attira près de lui, et sur ses lèvres déposa un baiser brûlant de toute la fièvre qui le rongeait.

— Lucille ! l’Avenir est à moi.

Et tout son être tendu, il regarda devant lui, comme s’il envisageait par delà les jours, tout le Futur.

— Je ne crains rien maintenant. Vous m’avez insufflé une force nouvelle. Je puis affronter tout ce que demain me réserve d’incertain. Demain m’appartient puisque tu m’appartiens.


XVIII

LE DOUTE QUI GERME


Vers cinq heures, Sir Vincent Gaudry arriva chez lui. Il venait d’Ottawa d’où il avait appris les événements extraordinaires survenus à Montréal. Il avait assisté le matin à une entrevue du général Williams avec les membres du Cabinet réunis pour étudier la situation et chercher les moyens d’y faire face.

— Mademoiselle Lucille est-elle sortie, demanda-t-il au domestique qui l’aida à se dévêtir.

— Elle est sortie pour une promenade.

— Seule ?

— Non… Un homme est venu la demander.

— Vous ne savez pas qui ?

— Je crois que c’est monsieur André Bertrand.

— C’est bien. Aussitôt que Mademoiselle Lucille rentrera, vous lui direz de passer à mon bureau… Je ne descendrai pas pour dîner. Faites servir en haut.

— Bien, monsieur.

Le solliciteur s’enferma dans son bureau. C’était une immense pièce à deux étages éclairée de hautes fenêtres aux verrières enchâssées dans le plomb. Tout y respirait le luxe. Par terre, des tapis d’Orient soyeux, moelleux, aux dessins fantastiques, aux couleurs chatoyantes.

Les meubles d’une grande richesse, étaient de bois précieux sculptés, ébène, palissandre et acajou.

Sir Vincent s’installa à sa table. Il paraissait affaissé. Il venait de traverser depuis une semaine une crise morale dont sa figure tourmentée conservait encore des vestiges.

Il tira quelques bouffées de son cigare et nerveusement arpenta la pièce.

Des pensées désagréables l’obsédaient. C’était donc vrai que sa fille était éprise d’André Bertrand. Il ne lui fallait plus que cela maintenant. Tout tourbillonnait en lui. Il essayait à voir clair dans son âme. Une dépression physique l’accablait. La fatigue du voyage, le combat livré à lui-même depuis plusieurs jours, et la nouvelle que sa fille, le seul être au monde pour qui il avait un peu d’affection, avait passé la journée