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LA CITÉ DANS LES FERS

prisonnières entre les siennes et la regarda dans les yeux :

— Regardez-moi Lucille. Je vous jure que cette femme n’a jamais été rien pour moi. Me croyez-vous ?

— Je vous crois, répondit-elle simplement.

Pour toute réponse il lui serra la main avec plus d’effusion.

— Merci, dit-il.

On frappa discrètement à la porte. C’était son gérant qui venait de rentrer.

Bonjours mon cher Lebœuf.

Bonjours M. André…

— Ma fiancée.

— Enchanté Madmoiselle. J’ai vu votre auto à la porte… Vous passez quelque temps avec nous.

— Quelques heures seulement. Je retourne à Montréal ce soir.

— J’ai vu que les affaires marchent rondement.

— Un peu. Qu’est-ce qu’on dit ici.

— On est content.

— Si vous voulez approcher pour dîner, fit Mme Lebœuf… c’est servi.

Le dîner était succulent. La femme de Lebœuf était une cuisinière consommée qui, avant son mariage avait suivi les cours de l’école Ménagère. Elle savait tirer parti de tous les produits de la ferme et les apprêter à la satisfaction des plus difficiles gourmets.

Ses hôtes y firent honneur.

Ils dégustèrent, sur la vérandah une tasse de café et André Bertrand partit accomplir le pèlerinage qui constituait le but même de sa visite à Sainte-Geneviève.

— Vous venez avec moi Lucille, lui demanda-t-il.

— Je vous ai dit tantôt que partout où vous irez j’irai. Vous avez la mémoire courte.

— C’est vrai.

Quelques minutes de trajet et ils arrivèrent devant l’église, l’un des plus beaux spécimens d’architecture que nous ayons au pays.

L’église tourne le dos à la Rivière des Prairies. À côté se trouve le cimetière.

Bertrand en poussa la grille de fer et y pénétra.

En face, de l’autre côté, on distinguait le village de l’Île Bizard et l’église de Saint-Raphaël qui fait face à celle de Sainte-Geneviève.

Dans les allées du cimetière, l’herbe poussait. Quelques tombes étaient abandonnées, celles des familles éteintes. Des monuments de marbre blanc, bleu et gris se dressaient çà et là.

Tout près du calvaire de bronze, un carré de gazon était entouré d’une petite clôture basse en fer. Cinq croix de granit semblaient sortir du sol.

— C’est ici le terrain des Bertrand.

Ils s’agenouillèrent sur un gradin de pierre et quelques instants leurs pensées s’élevèrent vers Celui qu’un jour, comme le représentait le grand Crucifix de Bronze du Calvaire, avait souffert pour racheter l’humanité.

— Sous la première que vous voyez, repose Jacques Louis Bertrand, capitaine de navire… C’était l’ancêtre. C’est lui qui a bâti la maison où nous sommes arrêtés ce midi. Il est mort à 80 ans. C’est le premier de notre race qui s’est établi au pays. Il venait de Rouen. Ici c’est son fils André-Marie, médecin. Toute sa vie, il a aimé les pauvres au point qu’après un travail incessant de nombreuses années, il mourut pauvre lui-même.

Il était reconnu pour sa bonté, sa science très considérable pour le temps, et son humeur toujours égale devant les épreuves. Voici maintenant Marcellin, son fils. Il dut passer une partie de sa jeunesse dans les chantiers pour amasser l’argent nécessaire à la sauvegarde du patrimoine. Quand il mourut le domaine était de 100 acres de terre, payés et clairs d’hypothèque. Bâti pour vivre cent ans, il s’usa à la besogne et s’éteignit après soixante ans. Voici maintenant Léon, mon grand-père, cultivateur lui aussi. Député du comté durant 10 ans, homme intègre et consciencieux, qui ramassa une fortune assez rondelette et permit à mon père de suivre un cours complet d’études classiques, ce qui dans le temps était très rare.

Et puis voici l’endroit où repose André, mon père. Héritier de biens considérables, cultivé, instruit, il étudia l’agriculture à Oka où il décrocha son titre de docteur. Malgré l’attirance de la ville, où ses relations de collège, son instruction, et sa fortune lui offraient une vie facile et aisée, il resta sur la terre ancestrale avec la volonté ferme de faire de son exploitation agricole quelque chose de moderne pouvant rivaliser avec n’importe quels établissements anglais d’Ontario ou même des États-Unis. Il décrocha la Médaille du Mérite agricole et la terre des Bertrand eut la réputation d’être la terre modèle par excellence de toute la province.

Voici quels sont mes ascendants ! Des lutteurs, des énergiques, des courageux. De leurs tombes je les entends qui me parlent, et me crient la fidélité au Devoir et le Cou-