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LA CITÉ DANS LES FERS

tres des paroisses voisines circulaient au milieu des moribonds et des blessés, les oignant de l’huile sainte et faisant sur eux le geste auguste et ample du pardon.

Le jour s’obscurcit. Bientôt les lumières électriques brillèrent aux poteaux.

Des traînées de pourpre subsistaient au firmament.

Dans une mare de sang, Bertrand aperçut un morceau de matière grisâtre, un morceau de cervelle humaine.

Un frémissement nerveux le secoua et sur ses joues deux larmes coulèrent.

— Allons-nous-en, Boivin, dit-il, comme on achevait d’emporter les derniers cadavres et les derniers blessés.

L’arroseuse automatique de la ville lava à grande eau la chaussée et les trottoirs.

Le sang et les déchets humains mêlés à l’eau prirent leurs cours vers les bouches d’égout.

Les derniers curieux se dispersèrent et la place reprit son aspect coutumier.

Rien ne subsistait de la tragédie de tantôt.


XIV

MORS ET VITA


André Bertrand ne put chasser de sa pensée les visions de cet après-midi. Toujours il avait présent à son imagination la tête mutilée de cette femme aux lèvres pendantes, et toujours il revoyait la figure crispée de l’enfant à la borne-fontaine.

Des idées de mort chevauchaient dans son cerveau. Une grande haine de ceux, tous ceux, qui, de près ou de loin, avaient contribué à cette tuerie atroce, le tenaillait. Il se sentait énervé, et, ne pouvant souper, s’enferma dans son appartement, pour y passer la soirée, loin des réalités.

Sur sa table un livre était ouvert, un volume de critiques littéraires dont il avait lu quelques pages la veille pour se distraire. Il essaya de s’y absorber. Ce fut en vain.

Il devint la proie de la sentimentalité et éprouva tout à coup un besoin de tendresse.

La vie le ressaisit avec plus de force, plus de violence ; son cœur battit avec un rythme plus grand.

Devant ces mystères de la mort qu’il avait côtoyés, le mystère de la vie se dressa.

Il voulut les sonder, les éclaircir.

Qu’est-ce que la Vie, qu’est-ce que la Mort ?

La Vie c’est l’amour, la Mort c’en est la négation.

L’amour ! source unique des actions de l’homme. Tout s’y rattache, tous les sentiments y sont apparentés.

Il pensa à Lucille ; les yeux mi-clos, il évoqua sa silhouette.

Par un contraste, et qui se produit souvent, cette sensation de mort, s’emparant avec une acuité pénétrante, de son âme, lui fit trouver à la vie une beauté plus grandiose. Il constata que l’amour en était l’épanouissement.

De nouveau la pensée de Lucille s’empara de lui. Elle chassa le souvenir tragique qui l’obsédait tantôt pour n’y laisser qu’un désir, un désir fou de la revoir. Il avait soif d’elle. Il éprouvait un besoin physique de contempler ses yeux, d’entendre sa voix, et, de sentir près de lui, sa chère présence.

L’excès d’émotivité causé par les événements de la journée, l’avait fait vibrer. Il était sujet à s’attendrir.

— « Je vais la voir » se surprit-il à songer tout haut.

Il fit sa toilette, et se rendit, chemin du Belvédère, à la résidence de Sir Vincent Gaudry.

Celui-ci était à Ottawa. Bertrand savait cela comme il savait que Lucille était à Montréal pour l’avoir entrevue la veille en auto.

Il voulait s’ouvrir à quelqu’un, se débarrasser, en le racontant, de tout ce qui le hantait. Il voulait laisser quelque part ses souvenirs douloureux, dans un épanchement de tout son cœur.


En entrant dans la maison du Solliciteur général, l’on pénétrait, après avoir traversé l’antichambre, dans un hall luxueux et spacieux. Un escalier de marbre était au fond.

Le domestique introduisit Bertrand dans cette pièce.

Pendant quelques minutes, il attendit dans un engourdissement de tout l’être physique la venue de la jeune fille. Il était accablé de lassitude.

Un pas léger fit résonner les dalles de l’escalier. Il se leva et alla vers elle.

En l’apercevant, elle rougit un peu et il remarqua un léger tremblement sur ses lèvres.

Elle lui tendit la main, il la prit entre la sienne. Il remarqua combien fine elle était et combien blanche.

— Bonsoir Mademoiselle. Ma visite vous surprend.

— Beaucoup.

— Elle vous embête ?

— Je ne dis pas.

Subitement, il se sentit gêné devant cette