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LA CITÉ DANS LES FERS

Sa démarche ne décelait aucun signe d’énervement.

Sa figure était impassible.

Il avançait toujours.

Il s’approcha de MacEachran…

… Et tout à coup l’on entendit un bruit sec retentir sous la voûte gothique.

Il venait d’appliquer sur la joue droite du premier ministre un soufflet formidable.

Avant même que le premier mouvement de surprise ne fut passé, il lui souffleta la joue gauche.

— Here is your answer.

Cela fut tellement brusque que les spectateurs de ce coup de théâtre demeurèrent figés de stupeur et que Bertrand, de son même pas tranquille, put quitter le lieu des séances. Ses députés le suivirent.

Le soir même ils prenaient le train pour Montréal.

Le signal de la lutte était donné.

Le sort d’une race était lié intimement à son insu.


XII

LES CHEFS SE CONCERTENT


Le petit Gendron, la casquette rabattue sur les yeux, faisait les cent pas devant le logis très bourgeois qui porte le numéro 418 de la rue X…

Il attendait son ami Duval, journaliste comme lui, et comme lui, membre du Chien d’Or, le club réactionnaire le plus influent.

Les chefs se réunissaient ce soir pour décider de questions de la plus vitale importance.

Gendron avait joint le mouvement des Nationaux par curiosité professionnelle. Reporter depuis nombreuses années, et réputé parmi ses confrères comme le plus habile « dénicheur de lièvres » selon le terme du métier, il avait flairé parmi ces gens qui se groupaient, une mine de nouvelles inépuisables.

Blasé pour avoir vu avorter trop de projets il ne croyait pas, au sérieux d’un tel mouvement qu’il appela, dans les débuts, une conspiration d’opéra comique.

Force lui fut, graduellement, de se rendre compte qu’il était en face de quelque chose de formidable et que, pour une fois, il s’était trompé.

Petit à petit, il avait adopté les idées du groupe, et aujourd’hui, il en était l’un des principaux protagonistes. Il faisait partie de ce qu’on appelait l’État-Major.

Il semblait préoccupé. Il regardait souvent sa montre. Il venait de constater qu’il était dix heures et quart lorsque Duval déboucha à l’angle de la rue voisine.

— Il y a une demie heure que je t’attends, lui dit-il en guise de bonsoir.

— Ce n’est pas ma faute. J’ai été retardé au journal.

(Duval travaillait au journal du matin « Le Jour » ).

— La situation est plus sérieuse qu’on ne pense. Le feu est aux poudres depuis le scandale d’Ottawa. Qu’est-ce qu’on en dit au Jour. Vous devez être au courant chez vous puisque vous êtes l’organe officiel des radicaux français.

— J’ai essayé de faire parler notre directeur. Il s’est contenté de branler la tête en disant que Bertrand avait fait une gaffe et que les ministres étaient décidés à écraser les Nationaux par tous les moyens.

— Ce sera difficile. En tous cas, ce n’est pas pour cela que je t’attendais. Il faut que tu retournes au journal immédiatement et fasses publier la nouvelle suivante : « Les Chefs Nationaux répudient l’acte de leur leader ! Le bloc se désagrège. La bisbille est dans le camp ». Ne dis pas de qui tu tiens ce tuyau. Tu as rencontré par hasard quelqu’un très au courant. Et puis… ne viens plus aux réunions avant que je te le dise. Tu es parmi les suspects. On te file.

— Comment sais-tu cela ?

— C’est mon affaire. Ils ont une liste en mains de supposés affiliés au « Chien d’Or ». Sur le nombre cinq en font véritablement partie. Ils sont tous avertis de ne plus se montrer pour quelque temps. Il faut coûte que coûte dépister la police fédérale. Sans cela le coup avorte.

— Je ferai comme tu voudras. Cette nouvelle que tu veux faire publier est une fausse tactique.

— Ce sont les ordres de Boivin.

— Vous allez décourager vos gens.

— Tous les clubs ont le mot d’ordre. C’est simplement temporaire pour donner le change aux radicaux. Dans quelque temps je te conterai tout. Tiens… ajouta-t-il en baissant la voix… Vois-tu là-bas ce bonhomme. C’est un flic. Il t’a suivi. Va-t-en mystérieusement en prenant les petites rues ; sonne à deux ou trois portes, profère à haute voix quelques paroles incompréhensibles et amuse-le ainsi jusqu’au journal… je te laisse… Demain midi… rendez-vous au lieu ordinaire.

Gendron partit du côté opposé, contourna une rue, et revint sur ses pas.