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LA CITÉ DANS LES FERS

d’y songer et a-t-il éprouvé cette sensation curieuse de la connaître depuis toujours.

Il avait rencontré beaucoup de femmes dont plusieurs avaient tenté de l’attacher. Longtemps il avait fréquenté Yvette Gernal, l’artiste célèbre dont on vantait partout le charme et la beauté.

En présence d’aucune, il n’avait éprouvé ce que la vue de Lucille faisait naître en lui.

Un peu superstitieux et même beaucoup — c’était sa faiblesse, comme ça été la faiblesse incompréhensible de beaucoup de grands hommes — il en vint à la conclusion, qu’en amour, la prédestination existe, et qu’il y a, de par le monde, une femme désignée par le hasard pour assouvir notre besoin d’idéal. Tant de circonstances fortuites avaient été prévues depuis l’origine des temps pour que leurs vies se rencontrent… Il se demanda pourquoi il l’aimait.

Il ne le sut pas et fut tout étonné de cette constatation.

Il l’aimait parce qu’il le fallait. Il sentait entre elle et lui une affinité pleine de mystères.

Était-ce bien possible, que lui, André Bertrand, devint amoureux de la fille de Vincent Gaudry.

Il ne s’attarda pas à démêler les difficultés qui surgissaient de ce côté. Il avait une manière à lui de les éluder. Quand il ne voyait pas d’autres moyens il les niait. Elles n’existaient pas.

Il aimait la fille, non le père ; le père il le mettra dehors de chez lui dès le début, et il n’en continuera pas moins à le mépriser.

Le cœur humain a souvent de ses inconséquences.

Il décida donc, sans plus de façon, d’épouser la jeune fille.

Il se leva, s’assit à sa table et lui écrivit une lettre courte, péremptoire.

« Mademoiselle : —

    « Je veux vous rencontrer sans faute jeudi soir dans le « palm court » du Windsor. Nous dînerons ensemble. J’ai une communication excessivement importante à vous confier et qui intéresse votre avenir ».

Cette missive achevée, il se frotta les mains : « Voilà une affaire bâclée » pensa-t-il.

Du moment qu’il voulait une chose, il ne s’occupait plus de ce qui pouvait survenir. Vouloir, pour lui, c’était pouvoir.

Le jeudi suivant, il se rendit à l’hôtel Windsor assuré que Lucille Gaudry y serait.

Elle y était.

Elle avait pris le thé, à l’hôtel même avec une amie, et mue, comme poussée par une force supérieure à sa volonté, elle avait attendu, malgré l’insolite de cette conduite, l’homme qui la voulait voir.

La curiosité, cette qualité ou ce défaut bien féminin, avait aidé à cette résolution de l’attendre.

Qu’avait-il à lui dire de si important ?

Elle se rappela aussi de devoir certains dommages pour un accident survenu à Ste-Geneviève l’an dernier. Elle mit tout sous le prétexte de régler cette petite affaire.

Le politicien la salua et s’inclina respectueusement.

— Mademoiselle, je vous remercie d’être venue à mon rendez-vous.

— Monsieur, il n’y a aucuns remerciements à m’offrir. Je me rappelle vous devoir certains dédommagements pour… Et c’était la seule occasion que j’avais de m’en acquitter.

— Ne parlons pas de cela pour le moment. Vous acceptez de dîner avec moi ?

Elle lui répondit en souriant.

— Comme je suis votre débitrice, je vous suis obligée.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle à manger et que nombre de convives se retournèrent de leur côté, sa vanité de femme fut secrètement flattée des hommages inconscients qu’on rendait à son chevalier servant de ce soir.

À la dérobée elle regarda André Bertrand. Elle ne put s’empêcher de le trouver beau.

L’habit l’avantageait, en faisant mieux ressortir son torse d’athlète. Très droit sur ses jambes, il allait de sa démarche assurée, le buste en avant, saluant de ci, de là, des connaissances à lui.

Il lui avança un siège et s’installa en face d’elle, à une table à deux dans un coin de la salle. L’abat-jour orange d’une petite lampe à pieds projetait sur le frais visage qu’il avait devant lui, des ombres colorées. Il pensa à son tour « Elle est bien belle ».

Elle avait perdu un peu de sa morgue hautaine, mortifiée intérieurement de cette démarche, à l’insu de son père.

Que dirait-il lorsqu’on lui apprendra que sa fille s’était affichée publiquement avec son ennemi le plus dangereux ?

Et puis était-ce bien dans les convenances ?

Pourtant, elle le connaissait. Ils s’étaient rencontrés à deux reprises.

Assis en face l’un de l’autre, ils ne parlaient pas, s’observant mutuellement.

Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.

— J’ai à vous faire part d’une décision que j’ai prise récemment.