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LA CITÉ DANS LES FERS

culéenne lui étaient un atout considérable. Crâne, ne détestant pas les aventures, il tenait à la fois du Cyrano, du Mirabeau et de Mussolini. Et ce mélange formait un singulier personnage d’une force rare.

Il possédait dans ses yeux noirs un charme étrange, et, de sa personne, il se dégageait un magnétisme naturel dont il se servait avec beaucoup d’habileté.

Il était bien le Chef désigné du grand mouvement National. La jeunesse l’idolâtrait et ses adeptes se feraient tuer pour lui, heureux d’accomplir le sacrifice. Il savait utiliser tous les dévouements parce qu’il savait en faire preuve lui-même, et, à l’occasion, payer de sa personne.

Capable des plus grands enthousiasmes, il subissait nécessairement les réactions inhérentes aux tempéraments comme le sien. Jamais il ne les laissait voir. Quand il lui arrivait des moments d’abattement, il s’enfermait chez lui, tendant sa volonté comme un arc et faisant renaître en lui-même sa confiance en l’avenir. Alors il prenait plaisir à vaincre les obstacles. Il aimait l’obstacle pour l’obstacle. Il éprouvait à les surmonter une volupté cérébrale qui le payait de tous ses efforts.


Après son entrevue avec William C. Riverin, il redoubla d’activité, intéressant à sa cause plusieurs financiers de la métropole. Plus que jamais il était décidé à l’action. Il frémissait de tout son être en songeant à la lutte prochaine.

Parfois, au milieu d’une lecture, il se surprenait à se lever tout d’une pièce pour arpenter, nerveusement, la largeur de son vivoir. Il atténuait ainsi la fièvre que certaines pensées lui causaient.

Quelques semaines seulement, le séparaient de l’heure fatale de la Grande Mêlée.

Ce soir-là, il demeura chez lui, après avoir averti le concierge qu’il ne voulait être dérangé par quiconque.

De temps à autre, il s’enfermait avec lui-même et repassait en son imagination les derniers évènements tâchant d’en dégager les faits saillants et d’en tirer les conclusions nécessaires.

Il éteignit toutes les lampes, ne laissant allumé que le foyer artificiel de la cheminée où le jeu de lumières donnait l’illusion de charbons incandescents.

Il s’étendit, dans cette quasi obscurité, sur le sofa de cuir qui garnit l’un des pans de mur de son vivoir, alluma un cigare, et fit le relevé des derniers évènements.

Après quoi il chercha à s’analyser.

Il scruta son moi, pénétra jusqu’à ses derniers retranchements, pour en dénicher les pensées secrètes.

Cet exercice mental lui était salutaire. Il lui permettait de bannir impitoyablement certains sentiments plutôt nocifs, et, par l’auto-suggestion, d’en accroître d’autres, comme l’enthousiasme et l’ardeur.

Il était un peu rêveur et sentimental.

Il conservait, de la sentimentalité, juste assez pour ne pas lui nuire et assez de rêve pour lui faire continuer d’entreprendre des choses que l’homme trop terre à terre et trop pratique n’aurait pas osé.

Tous les conquérants, comme tous les inventeurs et ceux qui ont laissé leurs noms à la postérité à la suite de grandes œuvres ont dû être des rêveurs. Sans cela, ils ne seraient pas sortis du « vulgum pecus » pour lancer en plein essor, vers les sommets.

La richesse de son tempérament le portait au rêve.

Il s’y abandonnait parfois.

C’était une accalmie dans le tourbillon de sa vie.

Il rêva donc dans une demie somnolence qui engourdit son être physique.

Dans ses pas et démarches, des derniers temps, il n’eut rien à se reprocher, il ne voyait aucune lacune dans le plan d’ensemble qu’il avait adopté. Il était prêt. Ses positions faibles étaient fortifiées. Il n’attendait plus que le moment propice pour donner le signal qu’on attendait de lui.

Son rêve dévia.

Il songea à Lucille Gaudry.

Sa vie, toute entière, avait été sevrée de tendresse. Il ne connut pas sa mère, et son enfance s’écoula dans les collèges, et sur la terre paternelle, où durant les mois de vacances il travaillait avec les hommes. Cela ne lui avait pas enlevé la faculté de s’émouvoir et d’émouvoir, ce don d’émotivité qu’il possédait et savait communiquer.

D’où venait que, jusqu’alors, jamais son cœur n’avait battu, de la même façon que le jour où il se rendit compte qu’il aimait Lucille Gaudry. Pourtant rien ne semblait favoriser cet amour. Au contraire, tout les éloignait l’un de l’autre : les circonstances fâcheuses de la première rencontre, l’ignorance totale sur ce qui la concernait suivie de la conviction qu’elle était la fille de Vincent Gaudry, les manières cavalières à son égard.

Et puis dans l’espace d’une année ils ne s’étaient vus que quelquefois.

Pourquoi n’a-t-il cessé à diverses reprises